10,7 milliards d’euros sont entrés dans les caisses de l’État en 2021 dans le cadre du contrôle fiscal. Un montant nettement supérieur aux 7,8 milliards d’euros récoltés en 2020, une année marquée par la crise sanitaire et une suspension des contrôles. Derrière cette dynamique, la relation administration fiscale-contribuables est plus que jamais au centre des réflexions, avec des questionnements autour de la sécurité juridique, de l’évolution des pratiques, des conditions de transmission des dossiers au parquet, ou encore des sujets faisant l’objet de vérifications et, en particulier, les prix de transferts.
De gauche à droite :
- Charles Ménard, associé, EY Société d’Avocats
- Julien Monsenego, associé, Delsol Avocats
- Eric Quentin, associé, Hoche Avocats
- Delphine Bessot, directrice fiscale groupe, Groupe Rocher
- Franck Berger, associé, EY Société d’avocats
- Laetitia de La Rocque, directrice des affaires fiscales, Afep
- Caroline Silberztein, associée, Baker McKenzie
- Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, DGFIP
- Eric Meier, associé, Baker McKenzie
État des lieux du contrôle fiscal
Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, direction générale des Finances publiques (DGFIP) - 2021 a été une année de reprise d’activité en matière de contrôle fiscal et de sécurité juridique. Les comparaisons ne sont pas pertinentes par rapport à 2020 qui a été marquée par la suspension des contrôles pendant plusieurs mois. Au-delà des chiffres, je voudrais rappeler que nous communiquons maintenant sur les sommes encaissées par l’État, quelle que soit l’année des contrôles, et celles mises en recouvrement. En revanche, nous ne communiquons plus sur les notifications, qui grossissaient artificiellement les chiffres avec un écart important avec ce qui pouvait être encaissé, à peu près 39 % des contrôles qui se terminent avec acceptation du contribuable. Nous avons enregistré plus de 4 200 transactions en 2021 et plus de 20 000 dossiers de rescrits. Notre vision est globale, alliant sécurité juridique et contrôle fiscal. En administration centrale, le même service coiffe les 2 activités. L’aspect rescrits et le sujet de l’accord préalable prix de transferts (APP) sont essentiels, mais ils ne se voient pas forcément dans les statistiques. C’est un peu l’effet trompeur de ces dernières. Je tente d’expliquer un peu partout que plus nous serons présents en matière de sécurité juridique, en parvenant à faire corriger en amont un grand nombre d’erreurs, plus les chiffres du contrôle fiscal devraient se réduire et cette activité se concentrer sur la vraie fraude. Malheureusement les journalistes ont tendance à se focaliser sur les données du seul contrôle fiscal. Quand la DGFIP a publié son rapport d’activité il y a 2 semaines, l’un des seuls chiffres publiés dans la presse était celui des redressements. S’agissant des contrôles sur place, environ 30 % d’entre eux donnent lieu à l’application de pénalités exclusives de bonne foi. Ensuite, parmi les faits marquants, nous avons à peu près 45 % des contrôles fiscaux externes des entreprises qui sont désormais programmés à partir de l’analyse de données du data mining.
L’action pénale cette année, présente des particularités, car les chiffres englobent les plaintes pour fraude au Fonds de solidarité, qui n’est pas un objet fiscal, mais dont le contrôle a été traité par le réseau fiscal. Nous avons transmis à la Justice environ 1 600 dossiers de nature fiscale et 2 500 relatifs aux fraudes au Fonds de solidarité. Voici un panorama de l’activité passée. Concernant 2022, à ce stade, il est un peu tôt pour donner une tendance, si ce n’est que nous notons une continuité d’activité par rapport à 2021.
«Plus nous serons présents en matière de sécurité juridique, en parvenant à faire corriger en amont un grand nombre d’erreurs, plus les chiffres du contrôle fiscal devraient se réduire et cette activité se concentrer sur la vraie fraude. »
La sécurité juridique, un enjeu central
Frédéric Iannucci - La relation de confiance repose sur toute une gamme d’instruments. Le service partenaire des entreprises (SPE) a noué des partenariats avec une soixantaine de groupes et d’ETI. L’objectif est que les entreprises aient un interlocuteur identifié afin de délivrer des rescrits sur des zones identifiées comme étant à risques. Je crois que cela fonctionne bien. Il y a du potentiel pour d’autres adhésions. Il y a l’équivalent pour les PME, en région, mais ce dispositif a toutefois démarré plus lentement. Nous en sommes à environ 1 000 entreprises accompagnées. Là encore, le but est d’avoir un interlocuteur identifié pour les entreprises, notamment dans des situations particulières de croissance, d’acquisition, ou de reprise. Nous avons lancé également un « nouveau produit », qui est l’examen de conformité fiscale (ECF). Ce dernier s’adresse plutôt à des petites entreprises et vise à faire sécuriser par un tiers de confiance une dizaine de points, une sorte de chemin d’audit sur des sujets portant sur la qualité comptable, le respect des régimes fiscaux choisis, les provisions, les amortissements, les charges à payer et les charges exceptionnelles, ainsi que les règles d’exigibilité et de déductibilité de la TVA. À ce jour, ce sont surtout les experts-comptables qui se sont positionnés sur l’ECF, qui ressemble à ce que proposent les organismes de gestion agréés dans la relation de proximité avec leurs clients et la sécurisation de points fiscaux basiques. Comme je l’ai indiqué précédemment, il y a également une incitation à formuler des demandes de rescrit. Le meilleur moyen de ne pas avoir d’aléas, surtout celui du contrôle fiscal en année N+2 ou N+3, est de s’assurer que la situation envisagée est conforme à la réglementation fiscale.
Voilà un ensemble de mesures pour essayer de « déminer » les sujets le plus en amont possible. L’enjeu pour nous est d’arriver à répondre dans des délais raisonnables aux demandes qui nous sont adressées. En moyenne, nous arrivons à répondre à 80 % des rescrits dans un délai de trois mois. Mais il y a des cas plus compliqués. Quand deux grandes sociétés du CAC 40 fusionnent ou font des acquisitions, cela peut prendre un peu plus de temps. Il y a un certain nombre d’échanges. C’est d’ailleurs ce qui est encouragé pour bien cerner la situation et se prononcer en toute connaissance de cause.
En matière de sécurité juridique, j’ai omis de mentionner un point important qui concerne la garantie fiscale lors des procédures de contrôle fiscal. Le vérificateur, une fois qu’il a examiné un point, prend position sur celui-ci, même s’il n’y a pas de redressement. Cela a été une véritable révolution culturelle en interne. Auparavant, il pouvait arriver que le vérificateur « fouille » ou explore un peu dans tous les sens. Lorsqu’il ne se sentait pas en mesure d’aller jusqu’au bout sur un point, il arrêtait ses investigations. Maintenant, une fois qu’il choisit les axes, il faut qu’il aille jusqu’au bout et qu’il se prononce. Cela offre des garanties à l’entreprise. Un vérificateur pourra certes remettre en cause un point garanti lors d’une précédente vérification, mais cela ne vaudra que pour l’avenir et ne fragilisera pas l’entreprise pour le passé. Nous l’avons constaté assez souvent sur les prix de transfert. Des entreprises avaient été contrôlées à plusieurs reprises, et le vérificateur n’avait rien trouvé à contester. Le dernier vérificateur avait quant à lui estimé que la politique de prix de transfert n’était pas correcte, causant des réactions d’incompréhension légitimes. La garantie fiscale est un point très important. Le sujet est encore en cours de rodage sur les modalités. Nous ne souhaitons pas que les vérificateurs tombent dans des excès de conscience professionnelle en voulant trop prendre de précautions dans la rédaction de cette garantie, ce qui serait chronophage et paralysant. Nous devons leur reconnaître, comme à d’autres, le droit à l’erreur.
Cet environnement de sécurité juridique est très prégnant. Nous faisons beaucoup de pédagogie dans le réseau de contrôle afin de bien diffuser ces éléments. Les directions de contrôle commencent par ailleurs à expérimenter des opérations d’incitation à la régularisation. Quand nous détectons des anomalies, nous n’allons pas systématiquement en contrôle. Nous prenons contact avec le contribuable en lui disant : « Il nous semble qu’il y a un problème, merci de fournir des éléments explicatifs ou de régulariser. » Il y a une évolution à la fois dans la diversification des formes de contrôle et dans la volonté de favoriser les régularisations.
Julien Monsenego, associé, Delsol Avocats - Sur les derniers contrôles, nous voyons bien cette révolution culturelle évoquée, que ce soit via la garantie fiscale ou la procédure de régularisation spontanée. Il y a un changement de démarche, des DirCoFi, des inspecteurs sur le fait de donner des garanties fiscales sur une politique d’amortissement, de provisions, et également sur les prix de transfert. Les régularisations spontanées sont bien vécues par les contribuables parce qu’elles donnent l’impression d’être faites dans une démarche constructive. Cela aide également à finaliser les contrôles.
Frédéric Iannucci - Il y a même des contribuables qui disent « merci » lorsque nous leur signalons des erreurs et les incitons à régulariser. Les inspecteurs ne sont pas habitués et apprécient !
Caroline Silberztein, associée, Baker McKenzie - Il y a eu également un changement culturel de la part des entreprises, notamment en matière de prix de transfert. Il y a trente ans, il y avait davantage une volonté d’optimisation. De nos jours, nous constatons que beaucoup de clients cherchent en priorité la sécurité juridique pour éviter la double imposition et les pénalités, y compris le risque de transmission des dossiers litigieux au parquet. Dans ce cadre, ce qui vient d’être dit est très intérressant et trés important. Les efforts de l’administration fiscale pour offrir plus de sécurité juridique sont les bienvenus, avec cette diversification des mécanismes pour une sécurité juridique à différents étages, y compris dans le cadre de la relation de confiance qui permet de valider certains points spécifiques en matière de prix de transfert, à défaut de valider toute la politique.
En ce qui concerne les accords préalables de prix (APP), pourriez-vous nous donner quelques indications sur votre vision de leur évolution ? En consultant les statistiques sur les APP conclus par la France, d’après le projet de loi de finances 2022, il y en aurait eu 8 signés en 2020, 16 en 2019, 25 nouvelles demandes, un délai de quarante-quatre mois en moyenne. Et d’après le Forum européen sur les prix de transfert, fin 2017, il y avait 47 APP en vigueur, signés par la France.
«Je pense qu’il y a un état d’esprit à changer dans le dialogue, qui est plus présent dans les pays comme les Pays-Bas ou le Royaume-Uni. »
Frédéric Iannucci - Sur 2021, il y a eu 16 APP de transfert signés. L’enjeu, c’est la gestion du temps, car nous sommes sur des délais assez longs, et même trop longs. Nous essayons de renforcer l’équipe qui traite les APP. Il faut pouvoir mesurer l’ampleur du sujet, la taille des dossiers et la volumétrie des informations à traiter. Dans le cas des APP bilatéraux ou multilatéraux, c’est non seulement le temps de la discussion avec l’entreprise, mais également celui des échanges avec les autres administrations. Entre parenthèses, je découvre que nombre d’administrations fiscales sont beaucoup plus dures que nous ! Certains pays européens sont très exigeants vis-à-vis des groupes français. C’est une négociation certes cordiale, mais assez vigoureuse.
Laetitia de La Rocque, directrice des affaires fiscales, Afep - Je suis assez d’accord avec vos propos, cela ne se termine pas toujours mal ! Mais il est vrai que les entreprises nous disent régulièrement que le sujet des prix de transfert se tend. Vous l’avez évoqué, il y a le débat public qui se focalise sur cette thématique. La terminologie qui paraît évoquer un transfert de bénéfices est un peu sulfureuse. Cela clarifierait peut-être le débat de parler de « prix de vente ». Et puis, il y a le sujet pour les États de la répartition des recettes taxables. Ce n’est pas un scoop de dire que dans la période difficile que nous traversons, ces derniers sont à la recherche de ressources budgétaires, ce qui les amène à repenser l’analyse de la chaîne de valeur et la répartition des bases taxables. Les travaux OCDE Pilier 1 en sont la parfaite illustration. Les règles internationales « traditionnelles » reposant sur le prix de pleine concurrence sont pourtant saines : l’existence d’un groupe international ne doit pas entraîner de distorsion dans la répartition des recettes taxables. Il s’agit de faire, comme si, dans un groupe, toutes les entités étaient indépendantes, ce qui pourrait sembler pourtant un peu contre-intuitif pour un groupe dont on peut penser qu’il génère des économies d’échelle. Le principe de pleine concurrence n’a pas été remis en question pendant très longtemps et puis on a assisté à la montée en puissance des pays de marchés, qui disaient : « Attendez, la position des pays de l’OCDE selon laquelle la valeur se situe là où l’on crée, là où l’on prend des risques… » Mais si vous n’avez pas les marchés, vous n’avez rien du tout. Ce débat a été accentué par le développement du numérique et les nombreux travaux sur le sujet – en dernier lieu ceux du Pilier 1 –, sur lesquels, on le voit, l’obtention d’un accord entre les États est difficile. S’ajoute une troisième tension pour les entreprises : la pénalisation du droit fiscal. Le fait que l’application des pénalités pour manquement délibéré puisse entraîner un transfert du dossier au parquet est extrêmement anxiogène pour les entreprises alors que la fixation des prix intragroupe est une matière plus économique que juridique, susceptible de débats importants. De fait le besoin de sécurité juridique est énorme. Que nous disent les entreprises ? Ces dernières évoquent un temps considérable à justifier les prix de transfert, notamment au travers de la documentation à préparer, avec parfois le sentiment que celle-ci est sous-utilisée par rapport à la demande. Beaucoup de discussions portent également sur la justification des prix de transferts lors des contrôles. Il y a sans doute un déséquilibre sur la justification des comparables apportés : les entreprises nous rapportent que les comparables mis en avant par les administrations ne sont pas forcément aussi bien documentés que les leurs.
Sur la question des instruments de sécurité juridique, vous les avez évoqués, au premier chef, les APP. Une des principales difficultés soulignées par les entreprises est le temps. La sécurisation est un sujet de contemporanéité de l’impôt. Or, lorsque cela prend du temps, il est difficile d’atteindre l’objectif. Les APP nécessitent souvent plusieurs années. Les procédures amiables également n’aboutissent parfois pas du tout. Et lorsqu’elles aboutissent, il est parfois difficile de récupérer son argent. Vous avez évoqué le partenariat fiscal, il s’agit d’une bonne piste de sécurisation, mais il faudrait qu’il ait des moyens supplémentaires pour traiter ces sujets. Vous nous avez annoncé sa montée en puissance, c’est une bonne chose. Vous avez également évoqué la situation des pays européens. L’augmentation des tensions sur les prix de transfert au sein de l’Union est une vraie préoccupation pour les entreprises. Traditionnellement les difficultés existaient avec les pays émergents, aujourd’hui les discussions sont importantes avec de grands pays européens. On peut effectivement considérer que notre administration française est très bienveillante par rapport à celles de certains autres pays.
Franck Berger, associé, EY Société d’avocats - Juste une parenthèse sur les autorités compétentes et les mutual agreement procedure (MAP), puisque c’est le deuxième volet d’élimination de la double imposition. Une des difficultés est l’absence d’explications et de précisions sur la manière dont les dossiers sont traités, puis solutionnés. Au prétexte d’une diplomatie fiscale, on nous dit qu’il est impossible de nous préciser les tenants et les aboutissants des négociations entre les autorités compétentes. Résultat des courses, nous manquons de fondement. Et parfois, nous avons l’impression, en réalité, que la manière dont la double imposition a été éliminée ne reposait pas nécessairement sur le principe de pleine concurrence, mais sur une relation entre les deux États, un équilibre qu’il y a lieu de trouver à partir d’un certain nombre de dossiers. Nous pouvons l’entendre sur le plan de collectif budgétaire. En revanche, au niveau d’une entreprise donnée, la réponse apportée dans le cadre de la solution de la double imposition va créer un précédent et la politique future capitalisera sur une certaine solution. Combien de fois l’avons-nous entendu lors de contrôles : « dans la MAP passée, telle solution a été donnée et impliquait tel ou tel élément. » Nous avons également des brigades qui nous disent avoir eu accès au dossier de SJCF, ce qui est impossible en raison de la diplomatie fiscale. Par conséquent, cela crée un manque dans les analyses. A fortiori en prix de transfert. Pour paraphraser Christine Lagarde : « Ce n’est pas tout à fait une science exacte, c’est un peu une forme d’art. » Elle ne le disait pas à propos des prix de transfert, mais je trouve que cela s’applique bien à la matière et c’est le cœur des sujets pour les entreprises. Lorsque nous sommes sur la partie des MAP, ce qui fait un peu défaut, c’est ce manque de clarté sur la manière dont les dossiers sont résolus avec la menace des pénalités. Vous l’avez cité, un chiffre assez significatif : 30 % de pénalités qui nous empêchent de partir devant les autorités compétentes ou en tout cas qui sont un frein. Cela peut se comprendre, nous ne pouvons pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si nous évaluons qu’il y a « triche » avec les prix de transfert, nous ne pouvons quand même pas escompter avoir une élimination de la double imposition. Mais est-ce que les pénalités appliquées sont vraiment légitimes à la lumière de l’objectif assigné ? Nous ne pouvons pas ne pas respecter la norme et, lorsque l’on se fait attraper, essayer de prétendre à l’élimination de la double imposition. Sur les MAP, je pense que nous en aurions tout intérêt, et cela dépasse le cadre franco-français, à avoir de la clarté au niveau des entreprises sur la manière dont les dossiers sont traités, car cela occasionne un précédent et nous éclaire sur le futur.
Delphine Bessot, directrice fiscale groupe, Groupe Rocher - Sur ce point, c’est exactement mon propos. Sur les MAP, nous n’avons pas d’explications. Cela crée de l’insécurité, puisque nous ne savons pas sur quel fondement technique la décision a été prise. Dans la mesure où nous avons défendu notre politique de prix de transfert lors du contrôle, nous considérons avoir bien appliqué les principes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Après, les États se mettent d’accord pour répartir la base taxable, mais sans que nous sachions pourquoi et comment. Nous pouvons considérer que ce n’était pas la bonne solution techniquement parlant, mais nous demeurons sans explications. Nous ne pouvons pas adapter nos politiques dès lors qu’il n’y a pas d’autres fondements techniques que le nôtre, que nous considérons comme correct. Le résultat peut ne pas être conforme à notre conviction, mais nous ne pouvons pas en discuter. Nous ne pouvons pas comprendre et corriger s’il y a lieu de le faire. Peut-être qu’il s’agit juste d’un compromis entre États et qu’il n’y a rien à corriger.
Frédéric Iannucci - Les procédures amiables ne sont pas des APP. Elles n’ont pas vocation à constituer des prises de position pour le futur, mais seulement à régler des différends constatés dans le passé entre États sur la répartition de la base taxable. Par ailleurs, vous connaissez l’adage « le mieux est l’ennemi du bien ». Nous sommes dans des négociations, avec l’objectif de trouver un accord qui peut dans certains cas être un compromis entre les États, avec les imperfections que cela peut comporter. J’ai le souvenir de discussions sur les prix de transferts, où il s’agit de déterminer des curseurs, sans que ceux-ci relèvent d’une vérité absolue. Dans les procédures amiables, il faut trouver un accord acceptable par les différents États. Il me semble que la non-confidentialité des termes de l’accord conduirait dans certains cas à une absence d’accord.
«Le niveau de demande et de justification de l’administration en matière de management fees est bien plus élevé et bien plus exigeant que la plupart des administrations étrangères sous le même système. »
Laetitia de La Rocque - Ce n’est pas une science exacte. Nous constatons que cela prend des années de discussions. Tout cela est incompatible avec une application trop importante des pénalités au surplus peu adaptées au sujet des prix de transfert avec des enjeux économiques extrêmement importants pour les entreprises. C’est assez inquiétant de constater une pénalisation du droit fiscal sur ces sujets.
Frédéric Iannucci - Je n’ai pas l’impression qu’il y ait une application massive des pénalités en matière de prix de transfert. Dans quelques dossiers emblématiques, il y a eu manifestement de l’optimisation agressive, mais il ne s’agit pas de la généralité des cas. Dans ces domaines, nous rentrons souvent dans des discussions de « marchands de tapis », sans que cela soit péjoratif pour les uns ou pour les autres, que ce soit au niveau des prix de transfert ou des procédures amiables. L’important est d’arriver à trancher sur des curseurs qui ne relèvent pas d’une vérité ou d’une précision scientifique.
Delphine Bessot - Je comprends, mais nous ne savons même pas sur quel fondement technique la décision se base. Je ne dis pas que cela doit être parfait, mais nous n’avons pas même le début d’une explication.
Franck Berger - Ou alors, pour composer avec la contrainte, il faut s’entendre dire que la solution donnée ne vaut pas règle de droit pour le futur. En pratique, malgré tout, les brigades de contrôle nous opposent bien, lorsque les faits renvoient à cette situation, la solution d’une MAP pour en tirer un enseignement sur la politique à appliquer. Un arbitrage est une opportunité pour sortir d’un conflit, ça ne nous dit rien quant à la règle à appliquer dans le futur.
Julien Monsenego - C’est un peu contre-intuitif par rapport à la sécurité juridique, mais, finalement, ce serait plus sécurisant juridiquement.
Frédéric Iannucci - Contrairement aux APP, cela n’a pas vocation à définir une règle. Il y a eu un accident, en quelque sorte, qui aboutit à une double taxation, et nous essayons de réparer les choses dans des conditions assez compliquées de négociations avec le ou les autres pays concernés.
Caroline Silberztein - Mais finalement, c’est un peu le cas dans toutes les procédures a posteriori, que ce soit la procédure amiable, l’arbitrage européen ou les règlements d’ensemble. Ce que je trouve plus dérangeant, c’est lorsqu’il devient trop complexe pour un contribuable de bonne foi d’essayer de se conformer à la règle de prix de transfert qui, il y a quelques années, était peut-être plus claire et simple d’application, donc avec des débats plus limités avec l’administration. Aujourd’hui, nous avons plus de discussions au-delà des benchmarks, qui remettent en cause l’analyse de la chaîne de valeur, fondamentale pour le modèle opérationnel de l’entreprise et avec d’importants montants en jeu. Or, le calendrier du contrôle fiscal fait que si nous conseillons à une entreprise de se structurer en 2022 selon une certaine méthodologie, mais que cela est revu par l’administration en 2024-25, nous arrivons au règlement d’ensemble en 2026-27 et en procédure amiable en 2028 avec une résolution en 2030. Dans les faits, c’est ingérable. Sans compter que, comme vous l’avez dit vous-même, il y a plusieurs administrations qui sont en cause, et qui vont chacune tirer d’un côté différent, cela va finir par poser une problématique de provisions pour risque fiscal, et d’insécurité, avant même de parler de pénalités.
Pour cette raison, je pense que l’investissement sur la sécurité juridique est extrêmement important dans le contexte actuel. Parce qu’avec ces notions de Pilier 1, même si celui-ci n’est pas encore mis en œuvre, nous constatons que ce type de raisonnement est repris par les inspecteurs, et pas uniquement en France. Nous n’avons pas une règle de droit claire nous permettant de nous assurer que nous sommes conformes partout. Et les différends peuvent mettre dix ans à être résolus. La question, je pense, est de savoir comment adapter le calendrier des discussions avec l’administration fiscale aux contraintes de l’entreprise, tant sur le plan domestique que sur le plan international – dans le cadre de la relation de confiance ou d’APP plus rapides. Mais cela n’empêche pas qu’elles seront peut-être challengées de l’autre côté de la frontière.
Laetitia de La Rocque - C’est vrai que toute l’ambition du partenariat, c’est la contemporanéité de l’impôt et d’éviter de vivre avec un risque fiscal pendant plusieurs années. Un autre point intéressant concerne l’ouverture du partenariat sur les aspects prix de transfert. Après, il faut réfléchir à la façon d’ouvrir la discussion avec les administrations étrangères, car les prix de transferts ça se traite à plusieurs.
Franck Berger - Je vous ai entendu faire une comparaison avec les équipes de vos homologues étrangers. Nous qui intervenons dans nombre d’autres pays, nous trouvons qu’elles ne sont ni moins bien ni mieux, mais comme les autres équipes. Mon message est très positif. En revanche, les équipes sont sous-staffées, elles n’ont donc pas le temps de travailler. Quand vous faites un APA (Advance Pricing Arrangements) avec un partenaire outre-Atlantique, certes, il y a un prix à payer, peut-être que c’est la contrepartie du service qui est rendu. Mais quand ils sont sous-staffés à 5, 10, et que, dans l’équipe, vous les connaissez, ils sont moins nombreux, on n’a pas le même rythme d’avancée sur les travaux. Pour apporter de l’eau à votre moulin, oui, il faut plus de ressources dans cette équipe parce que c’est très important.
Pour revenir sur un point qui a été évoqué, les difficultés auxquelles nous sommes confrontés au quotidien dans la défense des politiques de prix de transfert, en caricaturant, sont de 2 ordres. Il y a d’abord le détail de la mise en œuvre des politiques de prix de transfert, qui peut passer par la documentation du prix de transfert. Dans ce cas, nous constatons qu’il y a des raccourcis pris sur la matière. C’est vrai pour l’administration, mais également pour les contribuables, les entreprises. Parfois, on prend des raccourcis, on ne devrait pas le faire. Il y a aussi le principe même. Aujourd’hui, post-BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), l’administration et les services se reconnaissent le droit de discuter les business model des entreprises. Mais, je pense que, dans la discussion sur un modèle économique, la chaîne de valeur n’est pas le même débat que celui sur le détail, le benchmark. C’est très important, mais cela reste un certain degré de détail. Nous avons des vérificateurs qui nous expliquent que la manière dont le groupe est organisé n’est pas respectueuse du principe de concurrence parce que dans l’architecture même, le vérificateur considère qu’on aurait dû avoir un autre business model. Je trouve qu’il y a deux niveaux de discussions. L’un est beaucoup plus structurant, en renvoyant à l’organisation et à la gouvernance même des groupes et non à la déclinaison fiscale. Cela est plus ou moins permis par les nouveaux principes post 2017. Si j’étais une entreprise, je serais particulièrement gêné par le fait qu’un conseil ou un inspecteur juge du bon modèle économique qui aurait pu être mis en œuvre compte tenu de l’évolution de l’économie, du digital, de la gouvernance, etc. Les groupes doivent être en rupture. Et quand on est en rupture, effectivement, on ne se comporte pas comme la majorité des indépendants, par la force des choses.
«On constate une tendance assez lourde à l’application de pénalités pour manquement délibéré, voire plus dans les redressements sur le crédit impôt recherche qui sont des redressements à forts enjeux. »
Julien Monsenego - Les travaux du Pilier 1 ne sont pas aboutis. La taxe GAFA, initiative purement nationale, ne permet pas d’adresser de manière cohérente et uniforme la problématique de la taxation du digital. Et dans un pays comme la France, vis-à-vis de grandes entreprises étrangères, il y a effectivement un vrai sujet. Est-ce que l’on raisonne encore « ancienne école » en réfléchissant par rapport au siège de direction ? Ou est-ce que l’on va justement anticiper le Pilier 1 et avoir une logique de pays consommation ?
Franck Berger - Effectivement, cela commence par les entreprises de la tech, mais également dans les groupes, où l’on n’imaginerait pas avoir du digital. De nouvelles fonctions ont été créées, des CTO. Je pense que nous avons le nez dans le guidon de cette évolution, nous n’en prenons pas la mesure. Dans quelques années, nous verrons une très grosse évolution sur les modèles économiques. Cela nous amène donc à des discussions dans le cadre des contrôles avec des inspecteurs qui challengent, qui remettent en question le principe même du modèle économique. Je trouve que je n’ai pas la légitimité de discuter du caractère de pleine concurrence d’un modèle économique. Bien évidemment, si on franchit la ligne jaune de l’agressivité fiscale, j’ai la capacité de le dire, mais, ce modèle économique, je trouve que c’est beaucoup plus délicat. Or, c’est le débat qu’on peut avoir. Dans nombre de dossiers, c’est le modèle économique qui est en question. La règle est une forme d’art. À partir du moment où il y a une marge d’interpretation, on va tirer des conséquences qui peuvent être lourdes pour les groupes.
Frédéric Iannucci - Il y a toujours eu des zones d’interprétation. L’analyse fonctionnelle du sujet a évolué. Il y avait dans le passé une approche stricte avec de vrais comparables. Maintenant, dans de nombreux secteurs d’activité, où sont présents notamment les géants du numérique, il n’y a plus de comparables pertinents.
Franck Berger - Nous avons des brigades qui vont se nourrir des réseaux sociaux, des commentaires postés en ligne. Ce n’est pas inutile pour donner un éclairage. Si j’étais vérificateur, peut-être que je le ferais également. Après, c’est la portée qu’il faut donner à ces commentaires sur les réseaux sociaux qui est en jeu.
Frédéric Iannucci - Pour nous, la question fondamentale est : qu’est-ce qui est réellement fait en France ? Dans l’apparence juridique qui nous est présentée, et pour caricaturer, il n’y a souvent que des fonctions de routine, avec 2 ou 3 % de rentabilité. Effectivement, quand on va sur les réseaux sociaux, on voit qu’il y a des salariés et des cadres qui décrivent la richesse de leurs fonctions, et nous savons par ailleurs qu’ils sont très bien payés, ce qui suppose des tâches à plus forte valeur ajoutée. Et on se dit que, même s’il y a un aspect vantardise sur ces réseaux sociaux, ce sont des éléments à prendre en compte dans le cadre d’un faisceau d’indices pour démontrer que l’activité exercée en France est plus élaborée que celle qui était initialement exposée.
Eric Meier, associé, Baker McKenzie - Sur ce sujet, appelé communément analyse de chaîne de valeur (c’est-à-dire « qui fait quoi et où » en langage courant), on observe, dans la très grande majorité des contrôles fiscaux, que, comme l’inspecteur intervient en France, il a tendance à se focaliser sur ce qui est fait en France et nier la valeur ou la nature de ce qui pourrait être fait à l’étranger. C’est vraiment une grande problématique que l’on retrouve dans de nombreux contrôles fiscaux. Parfois, nous avons pu suggérer aux inspecteurs de venir au siège d’une société à l’étranger et d’interroger les personnes, etc. Mais il y a une difficulté liée à l’extraterritorialité… Bien entendu, il y a l’assistance administrative, qui est une procédure permettant d’échanger des renseignements très régulièrement mise en œuvre par l’administration pour obtenir des informations telles que les documents fiscaux déposés à l’étranger par exemple. Mais j’ai très rarement vu de questions posées sur les fonctions réalisées et les actifs détenus à l’étranger et plus généralement sur ce que fait exactement la société à l’étranger.
«Dans la très grande majorité des contrôles fiscaux,l’inspecteur intervenant en France a tendance à se focaliser sur ce qui est fait en France et nier la valeur ou la nature de ce qui pourrait être fait à l’étranger. »
Franck Berger - Capitalisons sur l’article L45 du Livre des procédures fiscales. À l’international, les contrôles simultanés et les contrôles conjoints sont une nouvelle forme d’approche du contrôle fiscal. Nous avons l’article 45 qui a été adopté en décembre dernier. Quand on parle dans des forums internationaux ou avec nos correspondants étrangers, ça devient une pratique. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec des brigades de la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) qui, après une longue période de silence, de méconnaissance du sujet, finalement, ont l’air plutôt ouvertes sur ces approches. Effectivement, nous le disions tout à l’heure, la matière est très compliquée. L’approche sur la documentation est difficile à mettre en œuvre pour pouvoir traiter du fond et réussir à convaincre. Historiquement, peut-être qu’on essayait de respecter le principe de pleine concurrence avec un prisme de gestion du taux effectif, aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Je pense que nous avons tous la même expérience. Certainement, il y a toujours des groupes qui chercheront à optimiser en ayant des positions agressives. Aujourd’hui, je pense que ce n’est pas le cas pour la majorité des entreprises. Ces dernières veulent gérer le risque réputationnel. Or, on se fait challenger par les autorités. À ce moment-là, pourquoi ne se parle-t-on pas dans le cadre du contrôle ? Est-ce que finalement le contrôle conjoint ou le contrôle simultané n’est pas une approche qu’il faudrait développer ? Celle-ci mettra l’administration fiscale française face à son propre contradicteur qui sera l’administration fiscale du pays de la transaction. Le contribuable pourra dans un même espace-temps avoir les deux points de vue. Et là, vous vous étonnez que, finalement, on revendique que la France soit un simple service provider à 3 %. Le pays contrepartie qui a la position inverse pourrait en débattre directement avec vous dans une relation de confiance à trois.
Frédéric Iannucci - Concernant le contrôle conjoint simultané, c’est une voie qui est prometteuse, dans laquelle la France s’engage. Mais, ce sont des processus assez lourds, notamment au niveau de la gestion du temps. Il est normal que le vérificateur se focalise prioritairement sur ce qui est fait en France.
Eric Quentin, associé, Hoche Avocats - Est-ce que le principe français de territorialité de l’impôt sur les sociétés est toujours pertinent ? C’est aussi la question que nous devons nous poser.
Frédéric Iannucci - Je pense qu’on s’oriente de plus en plus vers du « profit split » et moins vers l’analyse de comparables.
Caroline Silberztein - Du fait de cette logique imparable où chacun regarde ce qui se passe dans son territoire, il me semble que des pays s’en sortent peut-être mieux quand on a un contact régulier chaque année avec l’administration fiscale. Dans des pays comme le Royaume-Uni et les Pays-Bas, par exemple, les résultats fiscaux sont discutés au fur et à mesure avec un tax manager qui va regarder également les prix de transfert. Si ce pays prend une option X ou Y ou même une option que vous considéreriez peut-être comme agressive – puisque vous-même vous avez dit tout à l’heure que vous trouvez qu’au sein de l’Union européenne il y a des administrations fiscales qui ont des visions peut-être moins sympathiques que celle de la France – forcément, comme ce sont eux les premiers disant, ils vont avoir un certain avantage. Le contribuable est obligé d’être en conformité s’il veut signer son résultat fiscal dans ces pays-là. Ça se fait au fur et à mesure. Donc, je pense que certaines questions de contemporanéité, de sécurité juridique petit à petit, ainsi que de dialogue en direct (et pas cinq ans après les faits) sont absolument fondamentales pour l’entreprise comme pour l’administration afin de limiter ces conflits a posteriori.
Delphine Bessot - Sur la base de mon expérience personnelle avec l’administration française sur des contrôles fiscaux, les discussions sur les aspects prix de transfert se sont plutôt bien passées. L’administration était dans l’argumentation. Chacun avait son point de vue, mais nous pouvions discuter. C’est très important. Je n’ai pas eu l’expérience de remise en cause de business model, de chaîne de valeur, etc. Nous nous sommes vraiment focalisés sur la technique, que ce soit le cas du profit split ou d’autres méthodes, avec des explications et un dialogue ouvert.
«Nous avons plus de discussions qui remettent en cause l’analyse de la chaîne de valeur, fondamentale pour le modèle opérationnel de l’entreprise et avec d’importants montants en jeu. »
Franck Berger - De là à penser que l’origine du groupe a une importance sur le contrôle, quand même pas.
Laetitia de La Rocque - Les contrôles ne se passent ni toujours mal ni toujours bien. Cela dépend du modèle que l’entreprise défend.
Delphine Bessot - Cela dépend aussi des choix faits pour son modèle fiscal.
Laetitia de La Rocque - Si l’entreprise défend une très forte rémunération des marchés parce qu’il existe une forte créativité locale, etc. je ne suis pas sûre que le vérificateur le voie avec le même œil.
Julien Monsenego - Le retour que vous faites est effectivement un peu orienté par le fait que le Groupe Rocher est d’origine française et de taille importante, et donc que vous avez en général des brigades spécialisées. Si on regarde la strate du dessous, et notamment des filiales étrangères qui sont contrôlées par des inspecteurs plus novices en matière de prix de transfert, nous avons vu des choses assez étonnantes. C’est le cas de reprises de tableur Excel, d’éléments chiffrés ou de Local Files fournis naïvement par le contribuable et qui sont exploités et modifiés unilatéralement par le service pour aboutir à des rectifications déconnectées de la réalité ou encore le fait de devoir reprendre certains faits au stade hiérarchique, car toute l’analyse de prix de transfert n’a pas été faite ou qu’elle l’a été sans réel échange durant la phase de vérification.
Laetitia de La Rocque - Je suis d’accord avec vous. Il peut y avoir un prisme différent si l’entreprise est française ou étrangère. Par exemple, sur les incorporels juridiques versus économiques, quand il s’agit d’une entreprise française, on ne jure que par l’incorporel juridique et, en cas de contrôle d’une entreprise étrangère, on nous explique qu’il y a un incorporel commercial. Il y a par ailleurs des différences de niveau parmi les vérificateurs sur la question des prix de transfert.
Franck Berger - D’où mon point de tout à l’heure quand on discute du business model, je pense qu’il faudrait gommer ces différences de niveau. Peut-être qu’il y a deux approches qui doivent être menées : la déclinaison d’une politique et la fixation de la politique. Cette dernière appellerait un traitement particulier, avec plus de recul pour appréhender la bonne répartition de la chaîne de valeur. Mettons-nous d’accord déjà sur le principe de la chaîne de valeur.
Caroline Silberztein - C’est très important parce que la chaîne de valeur consiste à dire que « l’entreprise a une marge de X et chacun contribue à hauteur de Y % », je n’ai rien contre. C’est le partage de profit. Dans des conditions de marché, je ne suis pas certaine qu’un sous-traitant qui travaille pour une entreprise très profitable gagne proportionnellement plus qu’un sous-traitant qui travaille pour une entreprise en perte. Je ne pense pas que tous les sous-traitants dans un marché ouvert de pleine concurrence sont en « profit split » et, par exemple, dans l’industrie automobile, partagent les pertes et les profits du constructeur. Donc le problème du point de vue de la politique fiscale, est que l’on cherche à aller dans une direction qui consiste à dire : chaîne de valeur, profit split, rémunération des marchés, etc. Ce n’est pas le principe de pleine concurrence avec des benchmarks et des comparaisons comme vous avez vu dans les trente dernières années. Pourquoi pas ? Mais cela crée de l’insécurité juridique si l’application de nouveaux concepts précède l’évolution des textes juridiques.
Franck Berger - Quand je m’exprime sur la chaîne de valeur, c’est le modèle économique, c’est l’identification des facteurs clés de succès et ce n’est pas une logique de type profit split. Est-ce qu’une entreprise des nouvelles technologies a son cœur de fonctions dans tel pays ou dans tel autre pays ?
Caroline Silberztein - La question devient : est-ce que je dois me conformer au principe de pleine concurrence, donc rémunérer les filiales comme je rémunèrerais un tiers ? Ou est-ce que je dois considérer la chaîne de valeur, que la clientèle est un facteur clé de succès et que donc je rémunère davantage les filiales de distribution ? Je n’ai aucune préférence politique entre les deux règles, mais simplement, il y en a une qui est notre ancien principe de pleine concurrence quasi centenaire et qui énonce que, ce qui compte, c’est de ne pas manipuler les prix sous prétexte qu’on est en intragroupe par rapport à ce qui se ferait sur le marché, avec ses avantages et ses inconvénients. L’autre est une règle peut-être plus « moderne », qui nécessite davantage d’analyses économiques et donc crée davantage d’incertitude, de débats, etc.
Laetitia de La Rocque - C’est encore plus difficile de se mettre d’accord que sur des comparables traditionnels.
Les autres sujets de vérifications
Delphine Bessot - Dans mon retour d’expérience, les sujets de discussion lors des vérifications de l’administration fiscale concernent principalement l’incorporel. Le sujet des management fees est désormais assez bordé.
Laetitia de La Rocque - Le sujet des management fees devrait se développer, notamment compte tenu de toutes les transformations qui sont pilotées par le groupe, par exemple sur la numérisation. qui nécessitent des budgets assez considérables qu’il va falloir refacturer aux filiales sans qu’il soit forcément aisé de caractériser la prestation spécifique rendue à chaque entité du groupe.
Julien Monsenego - Dès qu’on « pool » des dépenses et qu’ensuite on décide de les réallouer entre différentes filiales via les management fees, notamment quand on est côté filiale française versus groupe étranger, les difficultés sont systématiques pour expliquer le prorata d’allocations ou la base de coûts partagés, comme des coûts liés à une filiale en Argentine dont une quote-part est facturée à la filiale française. En effet, en contrepartie, un autre coût qui aurait été normalement à 100 % sur la filiale française est également réparti dans le pool, mais cet équilibre est parfois mal compris par l’administration. Les retours qu’on a notamment des groupes étrangers, c’est que le niveau de demande et de justification de l’administration sur ce modèle-là en management fees est bien plus élevé et bien plus exigeant que la plupart des administrations étrangères sous le même système.
Laetitia de La Rocque - On a une inquiétude sur le développement des management fees liés aux projets de transformation des groupes.
Eric Quentin - Ce n’est pas plutôt la question de : qu’est-ce que je dois refacturer et qu’est-ce que je garde pour moi (dépenses d’actionnaire non refacturables) ?
Julien Monsenego - Ensuite, il y a la clé d’allocation pertinente à expliquer. Et, parfois, il y a un autre niveau de justification à apporter qui est le fait de devoir justifier la réalité des prestations au-delà du montant, chose qui là encore au sein d’un pool n’est pas toujours évidente.
Delphine Bessot - Ce sont des sujets maintenant maîtrisés à la fois par les contribuables et par l’administration française. Les questions sont toujours les mêmes sur les management fees : qui a fait quoi et qui est bénéficiaire ? Donc pourquoi est-ce que je peux lui allouer tel montant de fees et sur quelle clé d’allocation ?
Laetitia de La Rocque - Ce que je comprends du changement, c’est que ce sont des projets nouveaux qui impactent la chaîne de valeur justement avec la numérisation, etc.
Eric Quentin - Je ne suis pas certain qu’on ne puisse pas appliquer les principes, notamment quand il y a un enterprise resource planning (ERP) important qui est mis en place dans un groupe, justifiant des coûts de mise en œuvre et d’utilisation conséquents.
Delphine Bessot - Le deuxième sujet qui concerne la fonction manufacturing est discuté entre l’administration et les entreprises depuis longtemps. Pour moi, le sujet délicat est surtout l’IP, l’incorporel. C’est plus mouvant. Tout le monde peut apporter un peu de valeur selon son poste. Cela est plus difficile à matérialiser. De mon expérience aussi, on a pu discuter sur ce qu’apportait l’étranger, ce qu’apportait la France, pour savoir justement la valeur à donner à l’un ou à l’autre pays. C’est un sujet compliqué pour tout le monde, car la R&D et le marketing sont des métiers extrêmement techniques et vraiment incorporels.
«La fiscalité et les prix de transfert sont la petite histoire qui accompagnent sur le plan financier la grande histoire et l’évolution. »
Eric Meier - Au-delà, nous avons vu apparaître récemment pour les groupes français la contestation du siège de direction de certaines des filiales situées à l’étranger. C’était assez rarement le cas auparavant. Sur plusieurs groupes français, il a été considéré que leurs filiales situées à l’étranger avaient leur siège de direction en France. Le sujet n’est pas forcément toujours facile à régler. Comme on l’évoquait avec les prix de transferts, qui font appel à de l’extraterritorialité, c’est un débat de charge de la preuve et d’éléments permettant de justifier ce qui est fait à l’étranger, avec une méfiance plus grande de la part des autorités fiscales françaises sur la réalité de ce qui peut être fait à l’étranger.
Julien Monsenego - Selon moi, c’est encore plus compliqué que dans le cas de la définition de l’établissement stable. Pour le siège de la direction effective, c’est une question de tout ou rien, vous êtes en France ou vous ne l’êtes pas, il n’y a pas de débat sur la juste base imposable entre plusieurs pays. Il s’agit d’un débat complexe puisque nous faisons face à un rapatriement total du résultat en France. Les discussions avec les brigades de vérification, notamment après des perquisitions fiscales, sont des débats très tendus parce que nous ne sommes pas dans une logique de justification. Il n’y a pas de transaction réellement possible. Parfois, des groupes ou même des entrepreneurs français ont des filiales à l’étranger pour des raisons réglementaires, juridiques ou de marché et, malgré tout, sont amenés depuis la France à piloter certaines fonctions ou décisions. Sauf qu’une fois que l’on est effectivement dans le cadre du siège de direction effective, on est en difficulté, car nous sommes dans cette logique de tout ou rien concernant le rapatriement de la base taxable en France et il devient très difficile d’en sortir. Il est rare d’arriver à convaincre les autorités fiscales étrangères concernées de rembourser l’impôt sur les sociétés prélevé par le passé sur les résultats de la société étrangère.
Eric Meier - Qu’est-ce que l’on entend par la direction ? Quelles sont les décisions qui doivent être prises à l’étranger ? Et qu’entend-on par décision prise à l’étranger ? Il y a toujours un débat sur le fait que les décisions prises à l’étranger ne sont pas, selon l’administration, « des décisions qui orientent la direction même de l’entreprise ». Il s’agit donc d’un débat très subjectif. Quel niveau l’administration française est-elle prête à accepter pour considérer que la société est bien dirigée de l’étranger ? Parce que, forcément, dans un groupe, il y a bien un intérêt qui est porté par l’actionnaire, par la maison mère, à ce que fait sa filiale étrangère. Parfois, dans les contrôles, les inspecteurs ont tendance à considérer que cet intérêt de la société mère caractérise la preuve que la société est dirigée depuis la France. Il faudrait donc qu’il n’y ait aucun intérêt ou absolument aucun regard de la part de la société mère, ce qui est, en pratique, impossible et totalement contraire à une bonne gestion au sein d’un groupe.
Laetitia de La Rocque - On trouve là une question de sécurité juridique mise en lumière par la proposition de directive sur les shell entities. Les discussions portent sur la substance selon des critères que l’on peut considérer un peu « old school », tels que la présence de personnels, de locaux, alors que justement on s’oriente vers une numérisation de l’économie. Les entreprises ont besoin de messages clairs pour définir la localisation de l’entreprise. Les premières réponses qui sont apportées dans les propositions à venir ne correspondent pas vraiment à notre réalité quotidienne qui, au-delà du fait que les modalités de travail se modernisent, génère des habitudes qui sont peut-être appelées à demeurer.
Delphine Bessot - Le droit fiscal est un peu lent pour s’adapter aux évolutions de l’organisation du travail.
Caroline Silberztein - Au-delà du « flex office », les multinationales recrutent aujourd’hui dans un marché devenu mondial, sans considération de critères de rattachement géographique. Concernant les actifs incorporels, le traitement des actifs technologiques, comme les brevets, est assez bien cadré, mais le débat se porte désormais beaucoup sur les incorporels marketing. Nos clients français avec des filiales de distribution à l’étranger se voient demander par la DVNI d’attribuer à ces dernières un « return on sales » dans un benchmark. Pour les groupes étrangers avec des filiales françaises, parfois le « return on sales » et le benchmark ne suffisent pas et on a des cas où l’administration exige un profit split, même lorsque ces groupes comptent finalement très peu de personnes en France, justement parce que le modèle d’entreprise est une facturation avec un entrepreneur régional. Dans ces modèles de prestations de services ou de vente en ligne, on constate des présences locales faibles. Le Pilier 1 nous dit que, potentiellement, on remettrait du profit dans le marché nonobstant la présence physique limitée sur le territoire. Pourquoi pas, mais cela va à l’encontre de tout ce qui a été dit dans le cadre des travaux sur l’attribution de profits aux établissements stables en 2010 où le critère, pour les établissements stables, est celui de la présence physique. En fait, on ne sait pas où on met les pieds avec cette notion d’incorporel marketing versus présence physique. On dit, et c’est vrai, que la création de valeur dans l’entreprise est liée aux incorporels, puis dans le cadre des établissements stables et des principes OCDE les plus récents qu’il faut avoir des critères de rattachement des profits à la localisation des personnes physiques ; et d’un autre côté, le Pilier 1 nous dit encore autre chose, un rattachement des profits au lieu de la localisation des clients. Il s’agit vraiment pour moi d’un sujet d’insécurité maximum où l’on voit les administrations française et étrangères prendre des positions différentes. Même l’administration française, dans les contrôles, prend parfois des solutions inverses suivant le groupe.
Pilier 1, où en est-on ?
Laetitia de La Rocque - On nous a annoncé, encore une fois, un report d’un an de la mise en œuvre du Pilier 1. Cela montre bien que même les États ne sont pas d’accord sur la définition de la création de valeur. Finalement, on avance vers un mélange de concepts. On continue de prendre les principes traditionnels avec le « montant B ». Une nouvelle rémunération du marché « montant A » qui correspond à un pourcentage des profits du groupe, donc une nouvelle façon de répartir les profits, est introduite. Elle est censée répondre aux nouvelles préoccupations des États et pourtant ça ne sort pas.
Franck Berger - La difficulté est que la fiscalité et les prix de transfert sont la petite histoire qui accompagnent sur le plan financier la grande histoire et l’évolution. Il y a des mouvements de balancier, de globalisation. Aujourd’hui, on fait de la régionalisation… Ce dont on est en train de parler sur le plan technique, et d’autres questions sur les piliers, doivent être mis en regard de l’évolution du monde autour de nous. Avec la guerre, tout le monde se crispe. On va rapatrier la création de valeur alors que le jour d’avant, sous la poussée d’une tendance de type OCDE, on va multiplier les échanges. Aujourd’hui, on a un mouvement de balancier qui est complètement à l’opposé. Comment va-t-on décliner cela sur le plan de la technique ?
Laetitia de La Rocque - Souvent, on présente les prix de transfert comme de l’optimisation par transfert de bénéfices, alors qu’en réalité on voit que derrière tout ça il y a une vision différente des États sur le sujet. Dans cette mouvance, le besoin de sécurité juridique est indispensable pour les entreprises, puisque finalement personne ne sait.
Franck Berger - Il faut privilégier le dialogue. Dans le cadre du débat sur la chaîne de valeur ou les business model, même en tant qu’expert, il reste des incertitudes sur la manière dont on exprime les choses. Nécessairement, cela doit se traduire à l’euro près, dans le cas d’un contrôle fiscal. Ces débats sont exacerbés. Peut-être gagnerions-nous à davantage nous parler pour décliner de grands principes qui sont posés par l’OCDE.
«Le report d’un an de la mise en oeuvre du Pilier 1 montre bien que même les États ne sont pas d’accord sur la définition de la création de valeur.»
Delphine Bessot - D’une part, je vais revenir sur la sécurisation. Dans le cadre du partenariat fiscal, on peut discuter avec l’administration de manière informelle et ça, c’est très important. On peut avoir des échanges une fois que la confiance s’est installée. Même si ce n’est pas écrit, au moins, nous savons ce qu’il y a dans l’esprit de l’administration, et cela nous guide.
Cependant, cela reste une position franco-française. Ce n’est pas pour autant que les administrations étrangères vont l’accepter. C’est bien dommage. S’il y a une administration qui considère que c’est la bonne position, ça devrait aussi pouvoir être défendable à l’étranger.
En tant qu’entreprise, je trouve qu’il est important que l’administration ne soit plus dans la sanction ou la vérification avec un a priori négatif.
D’autre part, il faut encourager un dialogue informel avec plus de souplesse. L’administration a parfois peine à s’avancer parce qu’elle craint que ses positions ne soient reprises à son détriment. Je pense qu’il y a un état d’esprit à changer dans le dialogue. Dans les pays comme les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, il y a plus de dialogue et de pragmatisme entre l’administration et l’entreprise. C’est ainsi que nous allons avancer. Il y aura plus de sécurité, pas forcément par écrit, mais moins de contrôle. À mon avis, tout le monde y gagnera, car cela prendra moins de temps à l’administration, donc moins d’argent public, et moins de temps pour les entreprises qui pourront se concentrer sur d’autres sujets. Il faut régler ces questions avant que cela ne pose trop de problèmes. Dans ce cadre, il y a notamment des outils comme l’International compliance assurance programme (ICAP), qui ne sont encore pas assez souples et demandent beaucoup d’investissements en temps dans l’entreprise. Dans le cadre de l’ICAP, il s’agit, de plus, d’une lettre de confort. Par ailleurs, il n’y a pas de chinese wall entre ce qui se dit dans le cadre de l’ICAP et les services des contrôles fiscaux. Ce sont des outils qui devraient être développés et améliorés dans le cadre du dialogue entreprises-administrations qu’elles soient françaises ou étrangères.
Situation des contrôles
Eric Quentin - Les statistiques sont édifiantes : 30% des contrôles sont assortis de pénalités exclusives de bonne foi. De grands groupes font l’objet de procédures d’abus de droit, de manœuvres frauduleuses qui les conduisent directement à la transmission au parquet. Le risque pour les entreprises est double : il y a le risque pénal et le risque réputationnel. La gestion du contrôle fiscal est totalement différente selon la situation, et notamment dans les plus grands groupes. Donc, dès le stade du contrôle, les cabinets interviennent de manière très forte pour éviter l’application de ces pénalités, au moins au moment de la mise en recouvrement, ce qui conditionne la transmission au parquet. Dès le départ, lorsque l’on sait qu’il y a des sujets de risque, comme on le voit dans les redressements de place, l’objectif de l’entreprise est d’éviter l’application des pénalités. La discussion sur le fond devient parfois plus subsidiaire. Au début de la procédure de contrôle, on essaie d’inventorier sur la période soumise à vérifications les sujets de discussion, comme on ferait dans une phase d’audit ou de due diligence classique. On sait qu’il y a des sujets qui sont particulièrement sensibles. Le crédit impôt recherche, par exemple, même si cela ne représente « que » 250 millions de redressements par an. C’est un sujet sensible parce que c’est une aide publique, même si en réalité, comme souvent, celle-ci prend la forme d’un crédit d’impôt, ce qui ne facilite pas les choses parce qu’il y a un contrôle bicéphale. On constate une tendance assez lourde à l’application de pénalités pour manquement délibéré, voire plus dans les redressements sur le crédit impôt recherche qui sont des redressements à forts enjeux. De même, le sujet du financement entrepris à travers des « debt push down » ou d’allocation de la dette au sein du groupe est aussi un sujet d’application de pénalités assez courant. Sur les réorganisations des fonctions, il y a aussi des groupes qui font l’objet de pénalité de 80 %. Dans ce cadre, l’enjeu repose sur une discussion : est-ce que la réorganisation est justifiée ? Est-ce qu’il est normal que ça soit les sociétés françaises qui supportent cette charge d’intérêt ? On l’a vu récemment avec la décision du Conseil d’État dans le dossier Dassault Systèmes du 31 mai 2022. Là aussi, il y avait eu application de la procédure d’abus de droit. Il s’agit de risques très forts pour les entreprises, pas tellement au niveau des montants, même si ceux-ci sont souvent significatifs, mais surtout au niveau réputationnel et encore une fois sur le plan pénal.
Charles Ménard, associé, EY Société d’Avocats - Les opérations d’acquisition et de cession sont des axes d’investigation privilégiés que nous constatons lors de contrôles. Notre travail consiste à accompagner nos clients le plus en amont possible de manière à constituer des defense files. Quand je dis constituer, il ne s’agit pas d’inventer des choses, mais de réunir les éléments qui proviennent parfois de directions différentes de l’entreprise, de manière à tout de suite apporter une réponse aux demandes du vérificateur. Si les éléments de fait disponibles ne sont pas suffisants, notamment parce que les personnes en charge ont pu quitter l’entreprise sans forcément archiver des documents qui ne semblaient pas présenter d’importance à l’époque, on pourra alors immédiatement s’orienter, le cas échéant, vers une procédure de régularisation de l’article L62 afin de déminer le sujet des pénalités exclusives de bonne foi. Il s’agit donc d’un vrai travail en amont.
Nous avons parlé du partenariat, mais il y a un autre service avec lequel on a pu travailler pour certains clients, c’est le service de mise en conformité (SMEC), avec d’excellents résultats. Évidemment, l’entreprise devra acquitter l’impôt qu’elle doit. Mais en contrepartie, les pénalités sont appliquées à un taux abattu et surtout, comme c’est une régularisation spontanée, il n’y a pas de transmission du dossier au procureur de la République. Ce sont des sujets sur lesquels on intervient également en amont et pour cela il faut être proche des clients, des entreprises et avoir parfois ce prisme déformant et un peu embêtant qui consiste à appréhender des opérations à travers une vision fiscale. Cela permet aussi ensuite d’avancer en terra cognita, ce qui est plus simple à gérer en cours de contrôle.
Julien Monsenego - Cette tendance va sûrement se développer en suite des audits d’acquisition. Beaucoup de structures à risques identifiés dans le cadre de ces audits feront l’objet de demandes auprès du SMEC afin de les déboucler, de manière encadrée.
Eric Quentin - Nous représentons ici plutôt les grands groupes qui établissent des comptes consolidés selon les normes internationales. On a maintenant la norme IFRIC 23, en amont, dès la période d’arrêté des comptes, qui nous impose d’anticiper la quasi-certitude d’un contrôle fiscal. La question est de savoir si telle ou telle opération est susceptible de faire naître un risque fiscal et dans quelles juridictions. Les cabinets sont tous amenés à émettre des lettres d’opinion pour les groupes afin d’identifier si une provision est susceptible d’être comptabilisée dans le cadre d’IFRIC 23 au titre d’une position fiscale pouvant être discutée par les autorités fiscales et de déterminer la probabilité pour l’entreprise d’avoir gain de cause de contentieux.
«Les opérations d’acquisition et de cession sont des axes d’investigation privilégiés que nous constatons lors de contrôles.»
Franck Berger - Avec une lecture de prudence qui n’est pas exactement le même prisme, ce n’est pas parce qu’on identifie une probabilité de risque sur IFRIC 23 que l’on doit forcément provisionner et qu’un inspecteur qui tomberait sur le sujet serait légitime à procéder au redressement. Le biais de cette réglementation, comme sur le pénal, est qu’il ne faudrait pas occulter la règle de fond. Il ne faudrait pas que l’on compose avec une règle fiscale de droit au prétexte de la menace du risque pénal. Cela serait dangereux parce que, sinon, on serait prêt à acheter la paix à n’importe quel prix, donc s’écarter de la règle de droit. Ce serait un problème.
Caroline Silberztein - D’une part, on peut également évoquer les déclarations DAC 6. Une analyse qui doit être menée au fur et à mesure des opérations de l’entreprise, pour savoir si ces dernières sont déclarables, donnant déjà un premier élément pour se préparer. D’autre part, jusqu’à une date récente, la documentation de prix de transfert était vue comme de la « compliance » à faible valeur ajoutée. Lorsqu’il faut faire des rapports de documentation pour 200 filiales dans le monde, c’est très coûteux pour l’entreprise, donc on essaie de la faire à faible coût. Mais de plus en plus, on voit que les entreprises considèrent que c’est un sujet stratégique, car la documentation va être utilisée par les inspecteurs. On va opposer à l’entreprise un langage qui n’a peut-être pas été bien pesé lors de la rédaction de la documentation, car faite à bas coûts à ce moment-là. Je serais favorable à une documentation moins longue mais plus percutante, qui se concentre sur les éléments vraiment pertinents, tels que l’analyse fonctionnelle et les benchmarks.
Eric Quentin - Pour revenir sur les pénalités, certaines choses peuvent parfois apparaître comme choquantes pour les entreprises. Il s’agit là de divergences sur la règle de droit. Par exemple, la qualification de titres de participation ou de titres de placement est un sujet à fort enjeu. Le Conseil d’État vient de rendre une décision particulièrement intéressante sur ce point le 22 juillet dernier (n° 449 444 Sté Areva). On se trouve souvent face à une application des pénalités de 40 % pour manquement délibéré au prétexte que l’enjeu financier est énorme (plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d’euros de redressement). Il s’agit d’une question de qualification : est-ce que les titres qualifiés en titre de participation sur le plan comptable sont bien des titres de participation ? L’administration a la faculté de la contester. Lorsque l’on discute de la règle de droit, est-ce qu’une application d’une pénalité de 40 % est justifiée ? Je pense que non. On peut supposer que le contrôle juridictionnel deviendra de plus en plus important sur l’application des pénalités. Dans notre pratique, nous sommes amenés à contester beaucoup plus sérieusement l’application mécanique des pénalités de 40 %.
Eric Meier - Nous constatons l’évolution importante du nombre de transmissions de dossiers au procureur, qui tend à augmenter le recours à la justice négociée. En effet, les entreprises et les dirigeants tendent à recourir à la conclusion de transaction et de règlement d’ensemble avec l’administration fiscale ou à la conclusion de convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) et de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) avec le procureur, qui permettent d’éviter l’aléa du contentieux. Il y a une très grande crainte de l’aléa du contentieux, notamment devant les juridictions pénales. Le débat technique dans le domaine des prix de transfert, devant un juge pénal, est loin d’être évident, car il ne s’agit pas, bien évidemment, d’un sujet qui était jusqu’alors régulièrement soumis à son analyse. La justice négociée est une vraie tendance qui va aller en s’accentuant dans les années à venir.
Frédéric Iannucci - En matière pénale, il y a une volonté politique forte d’augmenter le nombre de dossiers transmis à la justice. Même en doublant le nombre de dossiers, leur nombre est passé d’environ 800 à 1 600, ce chiffre est à relativiser au regard du nombre total d’opérations de contrôles au niveau national. Concernant les événements médiatiques récents, dans les quelques cas qui ont été cités par la presse, les sujets fiscaux sont présentés avec un prisme très déformé qui devrait nous obliger collectivement à faire à l’avenir plus d’efforts de pédagogie