Expertise

Etat des lieux des transmissions familiales

Publié le 3 juin 2022 à 15h00

Chloé Enkaoua    Temps de lecture 8 minutes

Le cabinet Racine a soufflé ses 40 bougies l’année dernière et compte aujourd’hui 250 avocats répartis sur tout le territoire français dont Xavier Rollet, spécialisé en droit fiscal et droit patrimonial de la famille pour une clientèle composée d’entrepreneurs et de dirigeants.

Xavier Rollet, associé, co-managing partner, Racine

Quel est l’état des lieux actuel des transmissions familiales au sein des entreprises ?

Xavier Rollet : La proportion de ces transmissions est en réalité assez faible ; selon une récente étude, seulement 10 % des entreprises sont aujourd’hui transmises aux générations futures, alors que ce chiffre était d’environ 35 % il y a une vingtaine d’années. 90 % des transmissions sont donc faites à des investisseurs externes non-membres de la famille. Cela correspond bien à ce que l’on vit au quotidien avec nos clients, chez qui à peu près une transmission sur dix seulement est réalisée au sein du cercle familial. C’est un phénomène qui tend à s’accentuer, et qui correspond à une vraie tendance de fond.

Pourquoi décide-t-on de passer le relais à un tiers ?

Les raisons sont multiples. Tout d’abord, on voit de nombreux entrepreneurs, de plus en plus jeunes, qui ont assez rapidement cette volonté de transmettre le flambeau et de trouver le bon management et les soutiens financiers externes capables de faire en sorte que l’entreprise continue à vivre et à se développer au-delà de ses créateurs. L’investisseur financier a ensuite pour vocation d’essayer de transférer le management opérationnel de l’entrepreneur fondateur à la nouvelle équipe de management. D’autre part, il n’y a parfois tout simplement pas de générations postérieures susceptibles de pouvoir reprendre l’opérationnel, ou des enfants trop jeunes pour le faire dans le temps imparti… Il y a évidemment aussi un aspect trésorerie, mais ce n’est pas le seul objectif dans ce type de transmissions, loin de là.

Comment parvenir à attirer les investisseurs extérieurs dans ces entreprises familiales ?

Il y a un appétit très fort des investisseurs, car le potentiel de création de valeur de ces sociétés privées est souvent assez important ; le fait qu’elles aient survécu à la crise sanitaire le démontre encore davantage. Par ailleurs, l’afflux d’argent actuel dans les fonds de private equity permet d’alimenter toute cette économie du non-coté. A partir du moment où le fondateur commence à ouvrir cette boîte de Pandore qu’est le capital familial, cela démontre souvent qu’il a une vision prospective à long terme de ce que doit être l’entreprise. En soi, c’est en général bon signe.

Quelles sont les principales subtilités et difficultés d’une transmission à des managers qui ne sont pas membres de la famille ?

Les transmissions d’entreprises se font soit à titre onéreux, soit à titre gratuit ; c’est dans cette dernière catégorie que se rangent les transmissions aux générations futures avec le pacte Dutreil. Or, en ce qui concerne les cessions à des tiers, beaucoup d’entrepreneurs souhaitent transmettre au moins une partie du capital gratuitement, ne serait-ce que parce qu’ils veulent que la nouvelle équipe de direction ait les moyens de reprendre l’entreprise pour qu’elle soit pérenne. Il existe d’ailleurs en France des outils d’accès au capital des salariés et des managers : les actions gratuites. C’est un système qui est plutôt sophistiqué par rapport à ce qui existe dans d’autres pays, mais qui est beaucoup trop restreint pour pouvoir l’utiliser comme un outil de transmission. Dans un pays comme le nôtre, dans lequel la fiscalité représente un poids très important, il serait souhaitable d’avoir un système d’actions gratuites qui soit un peu plus large que celui que l’on connaît aujourd’hui, qui est limité à 10 % du capital pour les ETI et n’est au final qu’un simple outil de partage de valeur. Ce dernier point fait d’ailleurs aussi largement débat actuellement, avec l’image véhiculée selon laquelle le partage de valeur consiste à donner de l’argent fiscalement optimisé aux managers et aux salariés. En réalité, avec un cadre légal un tant soit peu pertinent, cela pourrait permettre de transmettre de la valeur à des managers qui seraient ensuite capables de reprendre l’entreprise et de la pérenniser. Tout cela s’inscrit dans une dimension plus sociale, avec l’idée que la pérennité de l’entreprise passe par la pérennité des managers et des salariés qui créent la valeur. Mais la réglementation est malheureusement souvent construite en partant du principe que tout système d’incitation fiscale n’est que de l’optimisation et est donc rédhibitoire pour Bercy. Cela peut être pénalisant, et l’on aboutit selon moi à un résultat contraire à la philosophie réelle de la plupart des entrepreneurs. Beaucoup ont en effet envie de partager la valeur avec leurs salariés et se retrouvent freinés par ce manque d’outils efficaces. Par conséquent, ils se tournent vers des fonds d’investissement et actent leur sortie…

Lors de la dernière élection présidentielle, plusieurs candidats s’étaient positionnés pour un meilleur partage des richesses au sein des entreprises…

Les périodes électorales sont toujours propices à des idées aussi nouvelles que saugrenues, et le sujet du partage de valeur est effectivement beaucoup revenu. Mais la réalité, c’est que ce n’est pas assez facilité et encouragé par le législateur. On crée, comme dans la loi Pacte avec le partage des plus-values entre actionnaires et salariés, des systèmes tellement contraints et soumis à de multiples conditions qu’ils en deviennent inefficaces. La seule question à se poser est la suivante : comment faire en sorte de partager la valeur de l’entreprise avec ceux qui la créent, à savoir les managers et salariés ? Encore une fois, c’est une vraie volonté des entrepreneurs et des actionnaires. J’espère sincèrement que ce clivage entre l’entrepreneur capitaliste et le salarié est en train d’être dépassé… Par ailleurs, on prévoit souvent des systèmes qui s’appuient sur des modèles d’entreprises du CAC 40, qui comptent des milliers de salariés. Or, ce sont sur les salariés des ETI qu’il faut se focaliser. Ce sont ces entreprises qui, demain, vont créer de la valeur.

Vous avez évoqué le pacte Dutreil : quel est votre point de vue à ce sujet ?

C’est un bel outil qui permet de préserver le tissu des entreprises familiales en France, et qui doit être préservé. Malheureusement, on y retrouve encore une fois un prisme qui est de considérer que si l’on transmet le capital à ses enfants, il faut obligatoirement que ceux-ci deviennent les futurs managers de la société. Et ce, qu’ils soient compétents en la matière ou non… Ne pourrait-on prévoir un système similaire, mais qui prévoirait que la direction opérationnelle puisse être transmise à des managers non-membres de la famille ? Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Le pacte Dutreil a été vu comme un outil de transmission générationnelle uniquement.

Au sein du cabinet Racine, quels conseils donnez-vous à vos clients qui souhaiteraient effectuer une telle transmission ?

Il faut avant tout bien savoir s’entourer, déléguer, et anticiper la génération future de managers. C’est primordial car c’est cela qui fera la valeur de l’entreprise. Il ne faut en outre pas hésiter à ouvrir le capital très tôt à ces managers, à créer une équipe autour d’eux et à les faire monter rapidement ; il existe en effet aujourd’hui beaucoup d’outils juridiques qui permettent de réguler l’actionnariat minoritaire ou managérial, et de faire en sorte que l’entrepreneur reste « chez lui ». On ressent souvent cette angoisse de faire entrer le loup dans la bergerie, alors qu’il est possible grâce à ces techniques de contrôler l’arrivée et la sortie de ces managers extérieurs. Il s’agit donc d’anticiper le plus en amont possible, et ce d’autant plus que la nouvelle génération de managers attend aujourd’hui davantage un vrai projet entrepreneurial qu’un beau poste dans un grand groupe… En ce qui concerne la transmission à une génération future, la formation est bien sûr essentielle, et il y a beaucoup de pédagogie à faire en interne auprès des familles. De manière générale, on constate que les délais s’allongent un peu lors de la négociation de ces opérations. Les événements extérieurs tels que la crise sanitaire, la guerre en Ukraine ou la possible élection de tel ou tel président ont en effet prouvé que tout pouvait arriver…

Comment envisagez-vous les évolutions sur ce marché dans les mois et les années à venir ?

La tendance naturelle et actuelle qui ne va pas se démentir, c’est l’accélération des processus. Le capital va notamment davantage « tourner », car nous avons aujourd’hui des entrepreneurs dont les projets avancent très rapidement. Les structures de type « family office » ou les fonds dits « evergreen », dont la durée de vie n’est pas limitée dans le temps, se présentent comme une alternative à cette vitesse effrénée qui est devenue la norme dans l’entrée et la sortie au capital. 

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