L’articulation du Livre VI du Code de commerce et des dispositions de droit commun applicables aux émissions obligataires a toujours constitué une source d’incertitudes, progressivement clarifiées par la jurisprudence dont les solutions ont parfois pu être codifiées notamment à l’occasion des dossiers Eurotunnel (réunion des différentes masses en une assemblée unique d’obligataires), Technicolor (modalités de calcul des droits de vote des porteurs de TSS) et Belvédère (modalités de déclaration des créances obligataires par le «Trustee» lorsque l’émission est soumise au droit new-yorkais).
Une difficulté additionnelle peut survenir lorsque, dans le cadre d’une procédure collective, des sociétés-créanciers obligataires détenant également 10% ou plus du capital de la société débitrice doivent approuver un plan de sauvegarde ou de redressement. Un tel cas ne semble pas inhabituel, particulièrement dans le cadre de financements structurés, et peut se présenter si un apport en trésorerie par les actionnaires a été réalisé sous forme d’obligations, ou à l’inverse, si des créanciers obligataires ont converti une partie de leurs créances en actions lors d’une précédente restructuration.
Or, le dernier alinéa de l’article L. 228-61 du Code de commerce dispose que «la société qui détient au moins 10% du capital de la société débitrice ne peut voter à l’assemblée avec les obligations qu’elle détient.»1 Il s’agit là d’une disposition d’ordre public qui ne peut être écartée, le cas échéant, que si les obligations sont émises à l’étranger conformément à l’article L. 228-90 du Code de commerce. Dès lors, faut-il considérer que dans le cas d’obligations émises en France (ou d’obligations émises à l’étranger lorsque le contrat d’émission le prévoit), les obligataires détenant 10% du capital seraient privés de droit de vote dans le cadre de l’approbation du plan par les créanciers ? En d’autres termes, faut-il estimer que leur qualité d’actionnaires primerait automatiquement leur qualité de créanciers obligataires, au moment même où la dette qu’ils détiennent aurait a priori plus de valeur que leurs actions ?
L’exclusion du vote prévue en droit commun par l’article L. 228-61 s’explique généralement par la prévention d’un potentiel conflit d’intérêts, l’«actionnaire-obligataire» étant en quelque sorte «débiteur-créancier». Mais lorsqu’un créancier a accepté de convertir une partie de ses créances en capital lors d’une première restructuration et qu’il continue de détenir majoritairement des obligations, l’exclusion de ses droits de vote lors de la consultation des obligataires ne reviendrait-elle pas à le punir doublement, malgré les efforts qu’il a consentis en faveur de l’entreprise ?
Pour déterminer s’il y a lieu d’appliquer cet alinéa, nous distinguerons deux cas de figure :
- Dans le cadre d’une procédure collective sans comités de créanciers, les créanciers obligataires sont, selon la doctrine suivie semble-t-il par la pratique, consultés masse par masse afin d’approuver le plan selon les dispositions des articles L. 228-65 et L. 228-68 du Code de commerce. Les modalités de vote seraient alors régies par le droit commun des sociétés et par le contrat d’émission, le cas échéant. Ainsi, dans le cadre d’obligations émises en France, ou d’obligations émises à l’étranger si le contrat le prévoit, l’article L. 228-61 du Code de commerce pourrait s’appliquer et les obligataires détenant au moins 10% du capital de la société débitrice ne prendraient pas part au vote.
- Dans le cas d’une procédure collective avec comités de créanciers, l’article L. 626-32 du Code de commerce dispose qu’«une assemblée générale constituée de l’ensemble des créanciers titulaires d’obligations émises en France ou à l’étranger est convoquée» afin de se prononcer sur le projet de plan. L’application du dernier alinéa de l’article L. 228-61 et la participation ou non à cette assemblée, dite «AUO»2, des obligataires détenant 10% du capital afin d’approuver le plan nous semble alors pouvoir faire l’objet d’un débat.
En effet, de prime abord, rien ne paraît ici pouvoir faire obstacle à l’exclusion du vote des obligataires détenant 10% du capital… sauf à considérer que le Livre VI du Code de commerce permet de déroger au droit commun. L’article L. 626-32 constitue déjà une exception à l’article L. 228-68 du Code de commerce en permettant que soient votés des abandons de créance ou une conversion des obligations en actions. Il déroge également au premier alinéa de l’article L. 228-61 en permettant la réunion au sein de l’AUO des créanciers de masses différentes, ainsi qu’au second alinéa de ce même article en excluant du vote les obligataires pour lesquels le projet de plan ne prévoit pas de modification des modalités de paiement ou un paiement intégral en numéraire dès l’arrêté du plan. On pourrait donc être amené à considérer, par extension, que l’article L. 626-32 du Code de commerce permettrait de ne pas tenir compte des dispositions de l’article L. 228-61, et notamment de son dernier alinéa. A contrario, le silence de l’article L. 626-32 pourrait également être interprété en faveur de la prise en compte de l’article L. 228-61, d’autant plus que la problématique du conflit d’intérêts qui justifie son application en droit commun continue tout autant de se poser au sein de l’AUO.
Par conséquent, un administrateur judiciaire qui aurait la charge de déterminer la composition et les modalités de vote de l’AUO conformément aux articles L. 626-30-2 et R. 626-58 du Code de commerce pourrait-il librement décider de ne pas exclure les obligataires détenant 10% du capital de la société si le sauvetage de l’entreprise et l’adoption du plan le requéraient ? Inversement, les créanciers mécontents de l’issue du vote seraient-ils en mesure de remettre en cause la régularité du plan ainsi accepté selon que les obligataires détenant 10% du capital auraient été invités ou non à prendre part au vote ?
Il convient de rappeler que les dispositions qui régissent l’articulation du droit commun des sociétés et les procédures collectives ont été codifiées au fur et à mesure que ces difficultés se posaient en pratique. Or, tant que demeure une certaine incertitude au sujet de l’application du dernier alinéa de l’article L. 228-61, et dans l’hypothèse où les conditions pour une émission d’obligations à l’étranger ne sont pas réunies, il pourrait être préférable pour les créanciers de dissocier autant que possible la détention des obligations et des actions, dans la limite de l’abus de droit. En définitive, l’applicabilité des dispositions de l’article L. 228-61 à l’AUO n’est qu’une illustration de la nécessaire combinaison du droit des procédures collectives et du droit des sociétés.
* Avec la participation de Salim Lemseffer, juriste.
1- L’article L. 245-12 du Code de commerce prévoit une sanction pénale en cas de violation de cette règle.
2- Suite à l’affaire Technicolor, l’expression «AUO» (Assemblée Unique des Obligataires) semble en effet s’être imposée.
Questions à…Joanna Gumpelson et Philippe Dubois, associés, De Pardieu Brocas Maffei
Quelles sont selon vous les problématiques dans le contexte actuel du marché ?
Le projet de réforme en cours visant à faciliter la sortie forcée des actionnaires en redressement judiciaire confirme la tendance, impulsée par l’ordonnance du 12 mars 2014, vers un accroissement du rôle des créanciers en procédure collective.
Dès lors, la restructuration de la dette d’une entreprise allant désormais régulièrement de pair avec la refonte de son capital, de son organisation et de sa gouvernance, plus que jamais la présence d’associés Corporate et Financement aux côtés d’avocats combinant pratique judiciaire et expérience des restructurations se révèle essentielle afin de pouvoir mobiliser une équipe pluridisciplinaire sur tout dossier.
Quelles sont les particularités de votre équipe dédiée à ces dossiers ?
L’équipe Restructuration/Contentieux a été constituée au fil des années pour pouvoir présenter une offre complète de services (conseil, assistance et représentation) dans le domaine de la prévention et du traitement des difficultés des entreprises. En collaboration étroite avec les départements Corporate-M&A et Banque-Finance, le cabinet intervient pour négocier tous protocoles et/ou pour renégocier la documentation de crédit, pour le compte des principaux établissements de crédit, fonds d’investissement, assureurs crédit, factors et crédit-bailleurs.
L’équipe agit également pour les entreprises en difficulté, cotées ou non, et/ou leurs actionnaires, afin d’accompagner la réorganisation de ces entreprises et la restructuration de leur endettement (du préventif jusqu’à la rédaction de plans de sauvegarde ou de continuation). Le cabinet est régulièrement saisi par des investisseurs industriels français ou étrangers pour élaborer et présenter des offres de reprise. Enfin, accompagner ses clients au CIRI et devant les autorités de tutelle susceptibles d’être saisies des difficultés des entreprises soumises à leur contrôle (ACPR, AMF, Autorité de la Concurrence), et bien sûr devant les juridictions, est une activité historique du cabinet.