Marché

Compliance, éthique et création de valeur

Publié le 12 avril 2019 à 15h30

Gabriel Mikulfka

30 milliards de dollars, avec une croissance prévisionnelle de 10 % par an jusqu’en 2026. Telle est la valeur, selon l’institut Credence Research, du marché de la compliance, de la gouvernance et du risque. Mais qu’en est-il de la valeur créée par les entreprises grâce à leurs actions en matière de compliance et d’éthique ? Face aux dépenses générées par le respect des obligations légales, parler de création de valeur fait-il sens ? Comment aborder cela de manière concrète ? De quelles bonnes pratiques peuvent s’inspirer les professionnels en la matière ?

Il y a dix ans, une éternité au regard de l’histoire de la compliance d’entreprise, le groupe Siemens annonçait avoir été condamné à près d’un milliard d’euros de sanctions aux Etats-Unis et en Allemagne pour des faits de corruption. Il s’agissait alors d’un record. A cela s’ajoutaient près de 2,5 milliards supplémentaires déjà réglés en frais d’avocats, remboursements au fisc et précédentes amendes. Depuis, d’autres entreprises, non moins connues, et d’autres amendes, supérieures même, ont fait la une des journaux. Ce que l’on sait moins, c’est que Siemens se serait interrogée pour déterminer si, in fine, il avait été rentable de corrompre. La réponse aurait été négative. Même constat dans un grand groupe français dont l’une des filiales avait été également condamnée dans une autre affaire. L’argument principal en faveur de la corruption tomberait donc.

Factuellement, une valeur pour négocier avec  les pouvoirs publics

Aucun de nos interlocuteurs ne l’a dit mais on se doit, avant tout, de rappeler la valeur des actions de compliance accomplies dès lors que l’entreprise, qui n’est pas exempte de tout reproche, est soumise à un contrôle ou à une enquête d’une autorité publique. C’est d’ailleurs ce qu’avait expliqué l’un des avocats les plus réputés de la place sur ces questions, il y a quelques mois, lors d’une rencontre entre professionnels du domaine. En substance, posait-il, il s’agit d’avoir de quoi négocier. Selon l’autorité à laquelle l’entreprise est confrontée et la nature des actes qui lui sont reprochés, il sera intéressant de pouvoir apporter les preuves les plus manifestes de tout ce qui a été fait pour efficacement éviter les pratiques illégales. D’avoir le maximum d’éléments objectifs venant asseoir le récit par l’entreprise des faits visés. Mais aussi, et aux Etats-Unis notamment, il sera utile de pouvoir également apporter les preuves de la culpabilité de certains dirigeants afin d’alléger la condamnation de l’entreprise elle-même. Et tout cela découle souvent de ce qui a été accompli par les processus et les pratiques de compliance. Un intéressant «retour sur investissement» concluait-il.

Mesurer la création de valeur : aussi tentant que vain ?

Mais avec une approche positive, sans avoir besoin de se défendre, peut-on créer de la valeur au moyen de ses programmes et pratiques de compliance et son souci d’éthique ? En la matière, la tentation première est d’essayer de le mesurer, d’être capable de produire un chiffre. Depuis un peu plus de 10 ans en effet, sous la pression croissante des Etats et la multiplication des poursuites et des condamnations, les entreprises ont commencé à adopter de nouvelles postures et comportements. Il serait donc logique que les résultats des entreprises puissent en être affectés. Mais de l’avis unanime des professionnels rencontrés, cette voie n’est pas la bonne. Philippe Colas, directeur de la maîtrise des risques et du contrôle interne de la MAIF, le résume bien ainsi : «La mesure de la valeur ajoutée est très complexe car il faudrait être en capacité de mesurer à la fois le niveau du risque, sa probabilité de survenance et comparer leur produit au coût des mesures permettant d’atténuer ce risque. C’est très théorique car non vérifiable a posteriori.» Sans parler de l’importante hétérogénéité qui existe encore entre les entreprises en matière de maturité et de sophistication des pratiques.

Coûts évités, adhésion des salariés

Comment alors s’y prendre ? Deux pistes seraient à suivre d’après Eric Michel, directeur de la compliance du groupe Total. Surveiller la valeur dont la destruction a été évitée ; mais aussi, détecter dans certains domaines, l’acquisition d’une confiance accrue auprès d’acteurs et de partenaires clés de l’entreprise. Les coûts évités ? Outre le montant des amendes, il s’agit des frais d’avocats lors des procédures, mais aussi ceux des très coûteux monitorings (amenés à se développer). S’ajoutent également la préservation de la réputation, et des cours de bourse pour les entreprises cotées. «Pour ce qui concerne la confiance accrue, je pense aux salariés et aux actionnaires. Je suis interrogé chaque année par les investisseurs dans notre groupe sur la manière dont Total déploie ses actions de conformité. Ils sont exigeants et ce que les entreprises font concrètement en la matière pèse de manière croissante dans leur décision d’investir. Les mots ne suffisent plus. Il faut des actes, des preuves. Tout comme avec les salariés. Là également, il s’agit directement de création de valeur puisque nos actes conditionnent notre capacité objective à attirer et conserver les talents. Les salariés n’acceptent plus que l’on se paye de mots et attirer les meilleurs est fondamental dans la création de valeur.»

Financement de l’entreprise et avantage compétitif

Il est aussi des domaines où les actes d’une entreprise en matière de compliance et d’éthique peuvent être directement source d’une valeur financière nous explique Pierre Schick, directeur éthique et conformité du groupe EDF : «EDF est l’un des principaux émetteurs de “green bonds”, avec toutes les exigences que cela comporte. Le fait d’assumer ceci par des actions concrètes et transparentes produit de la valeur par les taux bonifiés que nous obtenons et contribue à l’intégrité du marché des obligations vertes.» Pour Philippe Colas de la MAIF, l’entreprise peut aller encore plus loin et décider de placer l’éthique au cœur de son modèle d’affaire : «Toute création de valeur ne peut pas être dissociée des aspects éthiques car nous essayons de faire en sorte que notre activité contribue au bien commun, en associant toutes les parties en présence : sociétaires, partenaires, employés. Prenez l’exemple de la directive en matière de distribution d’assurance. Celle-ci comporte un volet sur les conflits d’intérêts, pouvant modifier la rémunération des distributeurs de produits d’assurance et le conseil donné en la matière. Au lieu de n’y voir qu’une contrainte, nous avons décidé d’en profiter pour revoir tous nos systèmes de rémunération afin que celle-ci soit essentiellement guidée non plus par le niveau des ventes mais par la qualité du conseil et de la relation. In fine, nous pensons que l’impact sur la performance sera positif car il fidélise notre sociétariat.»

Créer de la valeur : un choix et de multiples occasions de le faire

A bien écouter nos interlocuteurs, une chose semble s’imposer. Ce qui est difficile, ce n’est pas tant la création de valeur par l’éthique et les actes de compliance, mais plutôt l’identification de cette valeur créée. L’exemple de Sodexo est à ce titre intéressant. «Nous essayons de faire en sorte que nos valeurs d’entreprise, au sens des principes, soient source de valeurs, au sens économique et en termes de qualité de vie», explique Henri Van Elewyck, directeur de l’éthique du groupe Sodexo. «A travers notre programme “Better Tomorow”, nous considérons qu’accomplir certains actes, par exemple en faveur de la mixité, d’une collaboration soutenue avec des PME et des entreprises locales, ou en matière de gestion des déchets, est un moyen pour exprimer notre éthique et produire de la valeur, pour notre entreprise et la société. A ce propos, nous mesurons d’ailleurs régulièrement la satisfaction des employés et des managers. L’ampleur des réponses montre l’importance de cela pour nos salariés.»

Créer de la valeur par la conformité et l’éthique a-t-il un prix ?

Guido Palazzo est chercheur à l’université de Lausanne. Il travaille depuis plus de 20 ans sur les questions de corruption et de responsabilité des entreprises. Loin de se limiter à des travaux abstraits, il est consulté par des groupes parmi les plus importants de leurs domaines dans le monde. Selon lui, «on ne valorise pas dans l’entreprise le temps passé à la réflexion sur la manière de faire les choses d’un point de vue éthique». Il conclut ainsi : «En matière de compliance, d’éthique et de création de valeur, la bonne question à se poser est de savoir si l’on est prêt à payer le prix pour obtenir ce que l’on souhaite. Ce prix, c’est de ne pas accepter des conditions de marché corruptives, mais aussi de licencier les collaborateurs toxiques. Mais c’est également doter l’entreprise de valeurs fortes et vécues. Au sein de toutes les équipes, il s’agit de valoriser la confiance, l’imagination ; d’assurer un contexte où il est normal d’être critique envers ses supérieurs sans que cela soit source de peur. C’est un élément essentiel du leadership.»

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