Près d’un an après l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 et cinq mois après l’installationde l’Agence française anticorruption, les entreprises concernées n’ont pas faillià s’approprier pleinement les nouveaux dispositifs de prévention et de lutte contrela corruption, même si cette mise en œuvre n’est pas sans difficultés. L’engagement des premiers contrôles de l’AFA et la signature des deux premières conventions judiciaires d’intérêt public ont en effet soulevé certaines interrogations mais ont également permis de répondre à certaines appréhensions. Nos experts en dressent un état des lieux.
L'impact de Sapin 2 sur les entreprises
Gérald Bégranger, directeur adjoint de l’Agence Française anticorruption : La loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016, dite Sapin 2 constitue une réponse, d’une part, aux différentes critiques des organisations internationales qui ont souligné la faiblesse du dispositif français de prévention et de répression de la corruption et, d’autre part, à l’évolution de la donne internationale, la corruption pouvant revêtir, aujourd’hui plus qu’hier, une dimension transnationale.
La loi Sapin 2 a pour objectif de porter la France au niveau des meilleurs standards internationaux, dans le domaine de la transparence et de la lutte contre la corruption, en s’inspirant de législations étrangères, notamment celle des Etats-Unis.
L’AFA (Agence française anticorruption) a pour finalité d’aider les secteurs économique et public à mettre en œuvre les prescriptions de l’article 17 de la loi Sapin 2.
En ce sens, elle aide les entreprises en diffusant des recommandations, en répondant à leurs questions et en les accompagnant dans leur démarche de mise en conformité.
En outre, l’AFA contrôle le respect de l’article 17 de la loi Sapin 2, qui fixe à certaines entreprises et établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) des obligations procédurales. Même si la mise en conformité d’une organisation est un coût pour elle, celle-ci en sera ensuite plus forte car mieux protégée face au risque de corruption et plus performante. Pour autant, l’adoption de procédures adaptées n’est pas tout, la conformité implique également un changement de culture, parfois une modification des pratiques de gouvernance de l’entreprise.
Géraldine Hivert-de Grandi, directeur juridique, groupe Séché Environnement : Les entreprises de grande dimension qui travaillaient sur des marchés étrangers avant l’entrée en vigueur de la loi Sapin 2 étaient déjà contraintes par les textes étrangers ayant notamment un rayonnement extraterritorial, comme le foreign corrupt practices act (FCPA) ou le UK bribery act 2010 (UKBA). Elles étaient déjà dotées de programmes de compliance, et vont donc simplement effectuer un certain nombre d’ajustements.
En revanche, les entreprises de plus petite taille qui n’exerçaient pas ou peu à l’international n’avaient parfois aucun programme construit : elles avaient parfois rédigé un certain nombre de déclarations de bonnes intentions au titre de leur comportement éthique dans les affaires, ou avaient pu insérer, par exemple, quelques dispositions spécifiques dans des codes de conduites plus généraux. Certaines ont dû mettre en place un programme en partant d’une page quasiment vierge. Ces entreprises qui atteignent les seuils de la loi Sapin 2 doivent désormais appliquer très scrupuleusement les huit obligations prévues par la loi nouvelle. Ce programme est extrêmement lourd, prend du temps et nécessite des ressources, ainsi que des budgets très importants. Faire comprendre aux dirigeants qu’il est nécessaire de mettre en œuvre et de se conformer à la loi est une idée qui semble avoir reçu une certaine forme d’adhésion aujourd’hui mais obtenir ressources et budgets nécessaires pour mettre en œuvre de manière satisfaisante les mesures prévues par la loi représente certainement une plus grande difficulté.
Autre question d’importance : en tant qu’outil devant refléter une réalité tant conjoncturelle que structurelle de l’entreprise, ce programme doit, par la force des choses, évoluer dans le temps et être travaillé régulièrement. Ceci constitue un autre challenge pour l’entreprise puisqu’elle doit admettre qu’il ne suffit pas de se conformer à la loi à un instant précis, mais d’y adhérer à chaque instant. Toutefois, depuis l’entrée en vigueur de la loi, les entreprises semblent être mobilisées et font souvent preuve d’une démarche très constructive. Elles travaillent de manière souvent significative pour se mettre en conformité.
George Fife, associé, compliance & fraud investigation, EY : Avant tout chose, il convient de rappeler que la conception même d’un dispositif de compliance anticorruption ne peut émaner de façon isolée d’un département compliance ou juridique. Son succès impose une reconnaissance affirmée de son importance au niveau le plus élevé de la hiérarchie. Penser que l’on peut préparer le déploiement d’un programme d’une telle envergure seul est illusoire, et ceux qui l’ont tenté se sont rapidement retrouvés confrontés à la réalité. Jouer à plusieurs est donc obligatoire pour assurer le déploiement d’un programme robuste aux résultats concrets. Cela dit, beaucoup d’entreprises se sont mises à l’œuvre pour répondre aux exigences règlementaires telles que définies dans l’article 17 de la loi Sapin 2. Leur temps de préparation pour cette mise en œuvre a été court, l’AFA ayant rapidement initié ses premiers contrôles auprès d’un certain nombre d’entreprises dès l’autonome 2017. Certaines ont ainsi initié le déploiement de l’ensemble des 8 mesures anticorruption, d’autres, ayant des moyens plus limités ou un soutien du top management moindre, déploient progressivement ces mesures, en fonction des priorités fixées au préalable. Elles commencent souvent par se concentrer sur certaines mesures telles que la cartographie des risques de corruption, le code de conduite, la formation…
D’autres mesures, dont la mise en œuvre s’avère plus complexe, telles que la gestion des tierces parties ou les contrôles comptables, prennent plus de temps à être mises en œuvre et mobilisent des moyens encore plus considérables, dont l’entreprise ne dispose souvent pas encore. Ces mesures sont ainsi relayées fréquemment au second plan – ce qui n’enlève en rien la conscience qu’ont les entreprises de la nécessité de leur mise en œuvre. De ce point de vue, il convient de bien préparer la stratégie de mise en œuvre du dispositif anticorruption, certaines de ces mesures pouvant être déployées, du moins en partie, simultanément. A titre d’exemple, la cartographie des risques de corruption inclut d’identifier et de hiérarchiser les risques de corruption. Or, la gestion des tiers fait partie des risques de corruption de toute organisation. Le déploiement de cette cartographie peut donc être coordonné simultanément avec la mise en place du dispositif de gestion des tiers, y compris le déploiement ou la revue des procédures et moyens de contrôles – y compris comptables - afférents.
Corinne Lagache, senior-VP group compliance officer, Safran : Les entreprises n’ont pas mesuré le temps et les ressources nécessaires à la mise en place d’un programme de compliance anticorruption. C’est pourquoi, une communication de l’AFA vis-à-vis des instances dirigeantes des entreprises est nécessaire pour les motiver et faciliter le travail des personnes chargées de la conformité.
Les entreprises internationales sont dans l’ensemble déjà équipées de tels programmes, car elles sont soumises aux législations étrangères extraterritoriales depuis longtemps. La lutte contre la corruption devient pour elles un outil stratégique de compétitivité.
La loi Sapin 2 a permis aux entreprises de comparer leurs programmes internes avec les recommandations publiées par l’AFA fin décembre 2017. En revanche, c’est une loi avant tout répressive qui n’a pas intégré la reconnaissance des efforts déployés par les organisations ou qui n’a pas apporté d’outils opérationnels, pour faciliter une mise en conformité robuste des organisations. Cela concerne notamment les plus petites d’entre elles, qui ne disposent souvent pas des moyens suffisants pour déployer un programme de prévention et de détection des risques de corruption, en particulier en matière de due diligence.
Ludovic Malgrain, associé, White & Case : Les entreprises qui nous consultent ont trois types de préoccupations.
Premièrement, elles souhaitent se mettre en conformité et confronter les dispositifs existants, ou en cours de déploiement, aux nouvelles exigences de la loi et ainsi, en définitive, anticiper un contrôle de l’AFA ; en l’occurrence, le questionnaire publié sur le site Internet est un outil extrêmement précieux, puisqu’il permet très concrètement de vérifier les attentes de l’Autorité.
Deuxièmement, les entreprises souhaitent être assistées dans le cadre d’une mission de contrôle diligentée par l’AFA, notamment dans le cadre de la rédaction des réponses apportées et des pièces fournies.
Troisièmement, s’agissant des entreprises qui font d’ores et déjà l’objet de poursuites judiciaires au pénal pour des faits de corruption, et afin d’anticiper un débat à l’audience sur le programme en place, elles souhaitent être accompagnées quant aux modifications à apporter et à présenter au tribunal qui pourrait être amené à en tenir compte dans l’éventuelle appréciation de la peine.
La mise en oeuvre du dispositif légal
George Fife : Lorsqu’elle déploie son dispositif anticorruption, l’entreprise doit se projeter dans le cadre d’un contrôle éventuel de l’AFA, voire d’une investigation initiée par le Parquet national financier. Ses priorités sur les objectifs, moyens et résultats du programme doivent être de ce fait bien clairs – y compris dans l’esprit du top management dont, n’oublions pas, la responsabilité pénale peut être engagée en cas de manquement. Le volontarisme de la direction est donc indispensable. Les mots d’ordre à garder en tête et qui répondent aux obligations anglo-saxonnes les plus appliquées dans le monde sont : une identification pertinente des risques de corruption et des contrôles afférents à déployer ou renforcer, un audit régulier du programme et son monitoring continu, la mise en œuvre d’investigations internes suite à des soupçons (considérés raisonnables et vraisemblables), la transmission d’un reporting au(x) niveau(x) le(s) plus adéquat(s) de la hiérarchie, la formalisation de l’ensemble des travaux en lien avec les dispositifs de compliance, et l’amélioration permanente du programme. Ces deux derniers points sont particulièrement importants dans l’optique d’un contrôle exercé par une autorité, qu’elle soit française ou étrangère.
La formalisation de l’ensemble de ces travaux doit s’effectuer au fur et à mesure de son déploiement. Expliquer comment l’entreprise déploie son dispositif, y compris ses procédures, ses contrôles, depuis la maison mère jusqu’à ses filiales, est un enjeu crucial dans le cadre d’inspections de l’AFA voire d’investigations mandatées par le procureur.
Enfin l’amélioration continue du programme est essentielle. En effet, lorsque l’entreprise déploie son programme efficacement, elle risque bien entendu de trouver des anomalies voire des manquements à la loi. Or, une fois les soupçons ou faits identifiés et/ou communiqués – par exemple, à l’occasion d’un audit compliance ou par un collaborateur voire un tiers via le dispositif d’alerte existant, l’organisation ne peut plus ignorer le sujet. Elle a l’obligation d’analyser les faits et d’y pallier, ce qui implique de déployer des actions de remédiation concrètes, permettant d’assurer que le(s) dit(s) fait(s) sont isolés et qu’ils ne se reproduiront pas. Nous retrouvons ces obligations dans les mesures mentionnées au titre de la mesure 8 de l’article 17 de la loi ainsi que le détail de leur mise en œuvre dans les recommandations éditées par l’AFA.
Corinne Lagache : Rappelons qu’il s’agit de recommandations. Les entreprises qui pensent se mettre en conformité avec la loi, simplement en cochant les cases du questionnaire, se trompent. Le plus important est le déploiement d’une culture de conformité à tous les niveaux concernés de l’entreprise. Il existe des entreprises qui arborent de beaux codes ou procédures qui ne sont pas mis en œuvre réellement, car ils n’ont pas été appropriés par les opérationnels. Ce danger, les directions générales des entreprises ne le perçoivent pas toujours.
La lutte contre les mauvaises pratiques est un sujet de plus en plus complexe, qui intervient de manière transverse dans toutes les activités de l’entreprise. Désormais, il faut systématiquement se poser les bonnes questions avant d’agir : inviter des clients ? Organiser des événements commerciaux ? Recruter un parent d’un client ou un ancien agent public ? Travailler avec des partenaires commerciaux ? Créer une entreprise en coopération ? etc. Une action qui semblait normale auparavant doit être systématiquement questionnée au regard des exigences des lois anticorruption, françaises mais également de tous les pays dans lesquels l’entreprise opère. Le déclic n’est pas évident.
La dissémination d’une culture de conformité et les bons réflexes associés, passent avant tout par un engagement réel des directions des entreprises pour soutenir un effort constant d’information et de formation des employés.
George Fife : Un autre point essentiel est de développer une gouvernance et culture de compliance au sein de l’entreprise. Le déploiement d’outils, de procédures, de contrôles, doit s’accompagner d’actions ciblées de sensibilisation et de formation des personnes les plus exposées aux risques de corruption, mais pas seulement. Il faut intégrer l’ensemble des éléments composant le dispositif anticorruption dans le système de contrôle interne et de bonne gouvernance des activités de l’entreprise. A ce sujet, la publication du questionnaire de l’AFA est une très bonne chose. Les entreprises peuvent non seulement y trouver les attentes de l’Agence correspondant à chacune des mesures présentées, mais aussi un volet sur les thématiques d’organisation et de culture d’entreprise.
Un apport d’autant plus important que ce volet conditionne le bon déploiement des mesures et le respect de l’esprit de la loi Sapin II. Le questionnaire permet d’appréhender la mise en œuvre des nouvelles obligations par les différentes parties prenantes. Il s’agit bien de diffuser une culture éthique d’entreprise, l’objectif n’étant pas uniquement de répondre aux exigences de la loi Sapin 2 en France, mais également de lutter contre la corruption au niveau international. En effet, le développement des affaires de l’entreprise est de plus en plus tributaire de ses implantations à l’international. Il s’agit donc de démontrer le caractère éthique de la culture des affaires de l’entreprise. L’esprit et l’approche doivent d’ailleurs être les mêmes pour la mise en œuvre des obligations en lien avec la loi sur le devoir de vigilance. Il ne s’agit pas simplement d’être conforme aux lois et règlementations applicables mais de mettre en œuvre les moyens nécessaires au développement pérenne des affaires de l’entreprise.
Gérald Bégranger : Le contrôle de l’AFA est, au fond, un audit externe. Il est envisagé par la direction de l’agence comme un contrôle pédagogique. Notre objectif final n’est pas de sanctionner mais d’œuvrer pour que, dans l’intérêt général, les entreprises françaises et l’administration publique soient demain moins exposées au risque de corruption. La sanction, qui est un moyen au service de cette fin, a vocation à s’appliquer à ceux qui font preuve de mauvaise foi.
La méthode de l’AFA est le dialogue, étant précisé que l’agence est jeune et s’adapte continuellement. Il nous a été demandé de publier sur notre site Internet plus d’informations sur notre fonctionnement et nos attentes. C’est ce que nous avons fait en diffusant le questionnaire adressé aux entités contrôlées et la liste des pièces qui leur est demandée. Nous pourrons mettre en ligne d’autres informations si la demande nous est faite et nous semble pertinente.
Il faut également souligner un point important : cette exigence de dialogue vaut également dans le cadre des contrôles. C’est la consigne donnée aux contrôleurs. Si une entreprise rencontre une difficulté, elle doit pouvoir le dire facilement et rapidement au contrôleur. Par exemple, si elle estime que les pièces demandées ne sont pas pertinentes au regard de son activité, elle peut le lui signaler et évoquer ce point avec lui.
Corinne Lagache : Prenez-vous en compte ces demandes relatives au questionnaire adressé aux entreprises ?
Gérald Bégranger : Toute demande de cette nature est prise en compte. Le questionnaire est applicable à toutes les entreprises et EPIC entrant dans le champ d’application de l’article 17. Il couvre donc un champ large d’entités qui exercent leur activité dans différents secteurs et n’ont pas la même taille.
Ce qui importe à nos yeux n’est pas que l’entreprise coche toutes les cases mais s’attachent à mettre en évidence la réalité des procédures mises en œuvre par elle.
Nous analysons ensuite chaque situation au cas par cas, en étant pragmatiques. La société fait-elle des efforts ? Est-elle sur la bonne voie ? Les choses s’améliorent-elles ?
Corinne Lagache : La confidentialité des contrôles est un point positif. En revanche, l’une des questions posées est la suivante : «Votre entreprise a-t-elle la liste des personnes politiquement exposées (PEP) ?» Disposer d’une telle liste dans nos sociétés internationales paraît compliqué. Il faudrait davantage d’explications pour l’établir. Le sujet pour la personne chargée de la compliance, le risque sous-jacent, est moins l’emploi d’un PEP que l’existence d’un conflit d’intérêt.
Gérald Bégranger : La liste des questions, comme celle des pièces, n’est pas immuable. L’agence fonctionne depuis un an, nous continuons d’apprendre. Il ne faut pas hésiter à nous communiquer toute difficulté que vous rencontrez afin que nous puissions en discuter et apporter des corrections, le cas échéant.
Corinne Lagache : Allez-vous jusqu’à l’audit comptable lors de vos contrôles ?
Gérald Bégranger : Nous vérifions que les processus exigés par la loi sont effectivement mis en œuvre ; précisément, nous nous assurons, par sondages, que la comptabilité n’est pas utilisée pour masquer des faits de corruption ou de trafic d’influence ; cette vérification s’apparente à un audit comptable.
Ludovic Malgrain : Pour bon nombre d’entreprises, nous n’en sommes qu’au stade du déploiement du programme de mise en conformité ; au-delà de la démarche de prévention, il faut rappeler que le risque de sanctions existe et préoccupe les entreprises.
Par exemple, les questions concernant la mention des faits de corruption dont l’entité contrôlée aurait eu connaissance inquiètent. Au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale, l’AFA doit saisir le parquet et celui-ci investiguera.
Une entreprise qui aurait, par le passé, géré efficacement en interne un fait de corruption, en France ou à l’étranger, sans que des autorités judiciaires aient été impliquées dans cette procédure, s’expose, en le mentionnant dans le questionnaire, à l’ouverture d’une procédure en France ou à l’étranger. Cela illustre à quel point la portée donnée à certaines réponses est préoccupante.
Astrid Mignon Colombet, associée, Soulez Larivière : La question de la confidentialité des informations transmises à l’AFA par une entreprise française peut en effet se poser dans l’hypothèse de procédures étrangères.
Par ailleurs, un sujet sensible pour les entreprises est celui du dirigeant nouvellement arrivé dans l’entreprise, qui hérite d’une situation passée ; il se peut qu’à l’occasion de la mise en place des procédures de mise en conformité exigées par la loi Sapin 2, il découvre des allégations de corruption dont il n’avait pas connaissance à son arrivée.
Dans un tel cas, quelle interface est créée entre l’AFA et le procureur ? L’articulation des dispositifs devra être rapidement précisée.
Dominique Mondoloni, associé, Willkie Farr & Gallagher : A cet égard, je voudrais insister sur un point de méthodologie qui me paraît important : dans les pays anglo-saxons qui ont des règles qui répriment la corruption internationale, la mise en place d’un système de contrôle et de prévention de la corruption est un mécanisme de défense. Il n’y a pas de sanction en soi qui réprime l’absence de procédures de contrôles. En France, le législateur, qui s’est pourtant inspiré des procédures existantes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, a choisi de réprimer l’absence de procédures de contrôles. La mise en place d’une procédure de contrôle, conforme à l’article 17 de la loi Sapin 2 est donc une obligation sanctionnée de peines administratives qui s’appliquent aux dirigeants des entreprises et à l’entreprise elle-même. Mais la loi ne prévoit pas de mécanisme par lequel une entreprise pourrait faire valoir l’existence d’une procédure de contrôle pour espérer être sanctionnée moins sévèrement.
Ludovic Malgrain : La démarche adoptée au travers de la loi Sapin 2 dans le secteur industriel en matière de lutte contre la corruption est la même que celle déclinée dans le secteur bancaire depuis 1997 en matière de lutte contre le blanchiment ; la terminologie et le processus de cartographie des risques sont les mêmes. Même si les recommandations publiées par l’AFA n’ont pas de valeur juridique contraignante, il est important de donner des lignes de conduite à l’entreprise. Mais l’entreprise ne peut pas tout prévoir et anticiper. Il est évident que si l’entreprise ne met rien d’efficace en place, elle se retrouve en situation de violation de la loi Sapin 2 et s’expose davantage pénalement.
Dominique Mondoloni : Je voulais juste souligner la différence de méthode entre les pays anglo-saxons et la France car il me semble que cette différence peut avoir des conséquences sur le choix que pourraient faire les entreprises.
Corinne Lagache : Ces recommandations apparaissent comme un alignement sur les réglementations américaine et britannique. Ce qui pose question en effet, c’est qu’il ne s’agit pas d’outils de «compliance defence».
Dominique Mondoloni : En effet, la méthode ne permet pas aux entreprises de se défendre, surtout concernant son passé. Dans les CJIP qui viennent d’être signées, on constate toutefois qu’une sorte de «crédit de coopération» a été accordée aux entreprises. Mais à l’inverse de ce qui se produit dans les pays anglo-saxons, ce «crédit de coopération» relève plus de l’opportunité des poursuites et n’est donc pas très lisible et manque en tout cas de transparence.
Gérald Bégranger : Tout ce qui est écrit à l’article 17 de la loi Sapin 2 et dans les recommandations de l’AFA a déjà été écrit, peu ou prou, ailleurs. Les recommandations de l’AFA sont proches de celles de l’OCDE, du Serious Fraud Office britannique (SFO) ou du Department of Justice américain (US DOJ) ou encore de la norme ISO 37001.
Cependant, la France a construit un système original. Le mécanisme de contrôle et de sanction à titre préventif, prévu à l’article 17 de la loi Sapin 2, n’existe pas dans les autres pays à notre connaissance. Ce dispositif prend sa source dans la culture administrative française.
Il complète le système répressif pénal dans un souci d’efficacité de la lutte contre la corruption. Il reste en effet du chemin à parcourir avant de pouvoir obtenir des résultats comparables à ceux des Etats-Unis en ce domaine.
L’article 17 de la loi Sapin 2 oblige à mettre en place une procédure qui permette de recueillir les alertes internes. Elle doit permettre de faciliter la détection des actes de corruption. Cette obligation va de pair avec celle, pour la direction de l’entreprise, de traiter les signalements qui lui apparaissent justifiés.
Pour autant, la direction n’est pas tenue de dénoncer à l’AFA ni au procureur de la République les infractions de corruption ou de trafic d’influence qu’elle aurait découvertes.
Ce sujet de la révélation des infractions de corruption par la direction à l’autorité judiciaire pose la question de la mise en œuvre de la CJIP. Comment faire en sorte que cet outil procédural soit efficace et que tout le monde trouve son intérêt dans sa mise en œuvre, c’est-à-dire l’entreprise, la justice pénale et l’Etat s’il devait y avoir un sujet non bis in idem en cas de concurrence avec une procédure judiciaire étrangère ? A mon sens, l’entreprise a intérêt à révéler les faits au procureur de la République ou à l’AFA.
Maxence Delorme, vice-procureur de la République près le TGI de Nanterre : Les entreprises n’ont pas d’obligation de se dénoncer. En revanche, l’agence qui obtiendrait des informations au travers des réponses au questionnaire sur la commission de faits délictueux aurait à en informer le procureur de la République compétent. Dans un tel cas, ce dernier peut décider de lancer des investigations et, à cette fin, saisir un service d’enquête. Il a été évoqué la piste de la CJIP. Ce dispositif existe dans le cadre d’une information judiciaire, mais également hors information judiciaire. Dans l’hypothèse d’une dénonciation émanant de l’AFA, le procureur pourrait aussi s’engager d’emblée dans cette voie, sans nécessairement s’appuyer sur un service d’enquête qui aurait procédé à des investigations. On le voit, il y a donc un lien, aussi résiduel soit-il, avec le volet préventif du dispositif anticorruption.
J’ajoute qu’il existe une prime à la coopération pour les entreprises, et ce afin de les inciter dans cette voie. Ainsi dans l’hypothèse de la conclusion d’une CJIP, le fait pour une entreprise de s’être dénoncée auprès du procureur de la République sera favorablement accueilli et pourra être pris en compte dans le montant de l’amende d’intérêt public.
Ludovic Malgrain : L’entité contrôlée a-t-elle vraiment le choix de ne pas répondre sur des faits de corruption dont elle aurait eu connaissance ? Les textes prévoient l’existence d’un contrôle sur pièces ! Qu’en serait-il de la situation où un fait n’aurait pas été rapporté et serait parvenu à la connaissance de l’Autorité dans le cadre du contrôle sur pièce ?
En outre, le risque d’entrave au contrôle est également prévu, et inséré dans la lettre d’envoi du questionnaire aux entreprises. Dans les textes, il ne semble pas y avoir de grande marge de manœuvre pour l’entreprise. L’Autorité a l’obligation légale de saisir le parquet. Inévitablement, cela indique qu’il y aura une enquête.
Gérald Bégranger : Comme je l’ai indiqué précédemment, il n’y a pas d’obligation légale pour la société de dénoncer les faits de corruption à l’AFA. Si la société ne veut pas révéler les faits à l’agence ou au procureur de la République, elle en prend la responsabilité. L’AFA est une agence de prévention de la corruption, sa mission n’est pas de rechercher la corruption. L’agence est chargée, par l’article 17 de la loi Sapin 2, de vérifier que les obligations procédurales de prévention et détection de la corruption et du trafic d’influence existent et sont mises en œuvre. En revanche, il est vrai que si nous découvrons des délits ou si la société souhaite nous les révéler spontanément, nous sommes tenus de les signaler au procureur de la République, en application de l’article 40 du Code de procédure pénale.
Ludovic Malgrain : Quid de la question A26 ? «L’entité contrôlée a-t-elle été confrontée à des faits de corruption en France ou à l’étranger ? Dans l’affirmative, quels en ont été les circonstances et quelles mesures ont été prises ? Ces faits ont-ils donné lieu à une information de l’autorité judiciaire et à des poursuites ?»
Gérald Bégranger : L’objet de la question est de savoir si les entreprises ont déjà été confrontées à ces faits. Si oui, comment les ont-elles traités ? Cette question n’a pas pour objectif d’obliger les entreprises à nous révéler les faits de corruption.
Corinne Lagache : Si l’entreprise ne répond pas à la question, mais que les faits sont découverts plus tard lors d’un audit, considérera-t-on que l’entreprise aura menti, ou dissimulé les faits ?
Astrid Mignon Colombet : Les entreprises se posent des questions sur ce que recouvre précisément le contrôle par «sondages» de l’AFA. Portera-t-il par exemple sur les éventuelles réponses qui seront apportées à la question A26 ? Est-ce en référence à un audit comptable du type de ceux qui pourraient être menés par un cabinet d’audit externe ? Comment les procédures s’articulent entre elles ? Et avec l’enquête judiciaire ?
Géraldine Hivert-de Grandi : Il faut rappeler que les actes de corruption lorsqu’ils sont avérés, constituent la matérialité d’une infraction. En tant que tels, ils ne s’effacent jamais et… peut-être encore moins vis-à-vis des autorités. Cela est en tout état de cause une tendance observée car le point de départ du délai de prescription tend à s’allonger dans un certain nombre de juridictions. Dès lors, que faut-il faire pour se départir du passé lorsqu’une entreprise s’est mise en conformité mais est recherchée en raison d’un passé douteux ? L’objet même du programme anticorruption réside dans cette question. En imposant aux entreprises transparence et conformité, il faut que les autorités puissent identifier les progrès réalisés par les entreprises et montrent une certaine forme de clémence, afin de prendre en compte les mesures d’amélioration réalisées, qui par ailleurs, pourraient s’analyser en une forme de performance nouvelle de l’entreprise.
La responsabilité du dirigeant
Géraldine Hivert-de Grandi : Dans le texte de la loi Sapin 2, le chef d’entreprise est responsable de la mise en place du programme anticorruption. Ce rôle pose question. En effet, en pratique, le chef d’entreprise délègue cette mission. Un compliance officer, une personne membre du département concerné, ou un directeur juridique, pourra être désigné à cette fin, même de manière implicite.
Toutefois, en cas d’insuffisance du programme, il faudra désigner un responsable. En application de la loi nouvelle, il s’agira du dirigeant. Ayant cependant délégué cette mission, il se tournera tout naturellement vers la personne qu’il aura désignée comme responsable de la mise en place du programme. L’employé concerné pourra être mis en difficulté lorsqu’il n’aura pas obtenu suffisamment de ressources et ou de moyens pour effectuer cette mission. Rappelons à cet égard l’absence d’indépendance, du fait de son statut, du directeur juridique ainsi que du compliance officer. Un ajustement devrait être envisagé, concernant la responsabilité des personnes chargées, officiellement ou non, de la mise en place du programme.
En cas de défaillance ou d’insuffisance dans la mise en œuvre du programme, le chef d’entreprise sera redevable sur ses propres deniers de l’amende qui reste personnelle. En revanche, la question se pose de savoir quel sera le sort du délégataire qui n’aura pas disposé des moyens adéquats pour mener à bien sa mission.
Corinne Lagache : De tels exemples existent. Dans le cas de procédures anticorruption très centralisées, la responsabilité directe du responsable de la compliance peut être engagée. Par exemple, si ce dernier valide un dossier qui se révèle non conforme. En revanche, si le chef d’entreprise ne lui a pas donné les moyens et les informations nécessaires, il sera difficile de l’incriminer.
Astrid Mignon Colombet : Le concept d’«enquête interne», que l’AFA ne prévoit pas expressément dans ses recommandations, devra être précisé afin de l’adapter au dispositif prévu par la loi Sapin 2.
Ainsi lorsqu’une alerte est reçue par l’entreprise, quel périmètre faut-il donner à l’enquête interne ? Quelles limites aux investigations ? Quelles sont ses finalités par rapport à une enquête judiciaire ?
Il y a un chantier à mener en France. Il est fondamental car l’enquête interne fait partie d’un dispositif global et ses contours sont encore flous dans le cadre de la loi Sapin 2.
Révéler ou non des faits de corruption
George Fife : Le rôle pédagogique de l’AFA est très important car il incite les entreprises à se mettre progressivement en conformité avec la loi. Le questionnaire de l’AFA est tout aussi important, même s’il fait l’objet de débats sur le fond et la forme. D’autres législations existent depuis plusieurs dizaines d’années dans les pays anglo-saxons mais pas seulement. C’est également le cas en Europe mais aussi en Amérique latine ou encore en Asie. En Italie, par exemple, la loi anticorruption dite «231» impose de respecter des mesures anticorruption précises. Elle exige également la mise en place d’un modèle d’organisation, de gestion et de contrôle du dispositif anticorruption. Ce modèle doit être clair, précis, formalisé et décrire la gouvernance de l’entreprise, la mise en œuvre du programme de compliance pour prévenir, surveiller et détecter les faits de corruption. Les entreprises internationales développant leurs activités en Italie doivent également disposer de ce type de document qui, d’un point de vue pratique, constitue la base de démarrage de toute investigation réalisée par le procureur.
En tant qu’ancien compliance officer confronté aux autorités américaines, allemandes ou italiennes, je peux vous assurer que les entreprises qu’elles interrogent doivent être en mesure, au moment de l’inspection, d’expliquer en détail leur programme développé au niveau corporate et son déploiement, son articulation au niveau global. En règle générale, lors du démarrage d’une investigation par une autorité, une réunion est organisée par l’entreprise en présence d’un cercle restreint de parties prenantes internes concernées par l’investigation, conjointement avec les avocats, afin de définir très précisément ce que l’on doit et ce que l’on souhaite communiquer à l’autorité en question, afin de préparer au mieux la réponse à leur adresser. Ce n’est pas une tâche facile car la confidentialité, la réputation et la pérennité de l’entreprise sont en jeu.
Corinne Lagache : Aux Etats-Unis dans le cadre du «pilot program», une réduction de peine de 50 % peut être obtenue en cas de «voluntary disclosure».
Par ailleurs, la prescription pénale des infractions de corruption, notamment occultes ou dissimulées, réformée en France en février 2017, n’est pas très claire pour les entreprises. C’est un sujet important pour déterminer la durée de conservation des documents, notamment dans des cas où elles auraient à se justifier auprès de l’AFA sur des faits qui appartiennent au passé.
Maxence Delorme : Sur la question de la prescription et de son articulation avec l’autodénonciation, comme je l’ai déjà indiqué, l’entreprise n’a aucune obligation légale de révéler au procureur de la République des faits passés, qu’ils soient ou non prescrits. Il s’agit d’un choix stratégique de l’entreprise à l’égard de ses intérêts propres. Toutefois, il existe un risque que les faits soient révélés par un autre biais (par un concurrent dans le cadre d’un marché public par exemple). Sur le plan international, ce choix est tout aussi stratégique. La révélation et le règlement d’une difficulté en France pourraient éventuellement court-circuiter une enquête diligentée à l’étranger.
Concernant le signalement des faits, par l’agence, au procureur, je comprends de nos échanges que ce n’est pas tranché pour l’instant. Néanmoins, une chose est sûre : si le procureur a des éléments, il appréciera la meilleure voie à suivre en fonction du dossier. Il en fera de même s’il est rendu destinataire d’une dénonciation émanant de l’entreprise elle-même. La CJIP est la voie naturelle de traitement de ce type de révélations spontanées. Mais le procureur de la République a l’opportunité des poursuites. Des faits anciens qui auraient donné lieu à une réaction positive de l’entreprise et à une autodénonciation peuvent aussi donner lieu à un classement sans suite, au motif de la régularisation spontanée faite par l’entreprise.
Je précise que dans le cas où un salarié, à l’origine des faits, a déjà été identifié et licencié, il est envisageable d’engager des poursuites qui viseraient exclusivement ce salarié, sans que l’entreprise ne soit inquiétée. Plusieurs pistes sont donc envisageables, mais la CJIP est la plus naturelle puisqu’elle a été créée pour ce type d’exercice.
George Fife : Cependant, il est relativement peu fréquent qu’un employé fasse l’objet d’une sanction disciplinaire sur la seule base de faits de corruption. Pour deux raisons. Premièrement, il n’est pas aisé de prouver des faits de corruption. On le sait bien. Deuxièmement, lorsque tel est le cas – et prouver de tels faits peut prendre du temps - l’entreprise doit prendre en ligne de compte plusieurs paramètres, les uns tous aussi important que les autres. Se posent notamment les questions suivantes : que faire d’un employé fortement soupçonné de faits de corruption mais dont les preuves n’ont pu être matérialisées malgré une investigation menée en interne ?
Quid du risque réputationnel si l’entreprise décide de licencier l’employé ? En effet, dans ce cas de figure, il pourrait très bien décider de se retourner contre son employeur et commettre des actes de délation publique pouvant nuire fortement à l’image de l’entreprise. Ces questions très pratico-pratiques sont très complexes à gérer en interne. Quoi qu’il en soit, de telles décisions ne peuvent être discutées sur un coin de table avec les RH ou avec le juridique. Les parties prenantes concernées par ce sujet doivent être consultées et le plus haut niveau de la hiérarchie doit être impliqué dans la prise de décision managériale. Le plus important est de s’assurer que de tels faits, s’ils sont prouvés, constituent une pratique isolée, non répandue au sein de tout un service, d’une business unit, voire une filiale.
Géraldine Hivert-de Grandi : Une entreprise touchée par la révélation d’un fait de corruption se trouve confrontée à un dilemme : doit-elle conserver dans ses effectifs, maintenir en poste, ou se séparer de l’employé impliqué ? Il existe différentes situations et partant, autant de réponses.
D’une part, il est possible de maintenir l’employé à son poste en lui opposant une sanction disciplinaire prévue au Code de conduite. La loi Sapin 2 le prévoit. Toutefois, selon les circonstances entourant l’infraction, l’entreprise n’est pas à l’abri d’une récidive. Le choix de maintenir dans les effectifs le salarié peut dès lors sembler hasardeux et l’entreprise pourra choisir de s’en séparer. En revanche, le maintien dans les effectifs peut être envisagé lorsque les faits sont de faible gravité ou devrait pouvoir être envisagé lorsqu’il sera avéré que la participation du salarié n’est que la résultante d’une instruction de l’entreprise, en particulier en cas d’instruction d’une hiérarchie à laquelle il ne pouvait résister ou en raison de pratiques inappropriées de l’entreprise.
D’autre part, certaines entreprises choisissent l’option du «garden leave». Cette solution incertaine consiste pour l’entreprise à opter pour le maintien de l’employé dans les effectifs. Il reste placé sous le contrôle de l’entreprise, en étant dispensé d’activité. Dans ce dernier cas, si une procédure est diligentée, l’entreprise pourra communiquer plus facilement avec l’employé et recueillir les informations qui aideront à la défense de l’affaire. Cette situation doit être envisagée avec précaution car l’employé de son côté n’a pas forcément accès au même niveau d’informations que l’entreprise, ce qui peut brouiller la stratégie de défense.
Ce qui ressort, en tout état de cause aujourd’hui, est que l’entreprise ne sait pas toujours comment se comporter vis-à-vis d’individus qui ont pu se rendre coupables de faits dans des situations très variées. Il faudra également tenir compte de l’existence ou non d’un enrichissement personnel. En le licenciant de manière systématique, l’entreprise peut également mettre sa stratégie de défense en danger.
Maxence Delorme : Le fait pour une entreprise de se séparer des personnes physiques qui ont commis les faits est pris en compte favorablement. A Nanterre, nous avons conclu récemment deux CJIP. Dans le cadre de l’une d’elle, nous avons estimé que le fait que la société avait changé ses dirigeants, qui étaient impliqués dans les faits de corruption, était un facteur atténuant justifiant de moduler à la baisse le montant de l’amende d’intérêt public mise à sa charge.
Le changement de gouvernance est en effet un élément central dans ce cas de figure, lorsque le management est mis en cause au plus haut niveau, même si du point de vue de l’entreprise, pour des raisons internes de risques de divulgation d’informations ou de fragilisation de la société, on peut vouloir les maintenir au sein de l’entreprise. Dans des négociations récentes menées par les autorités américaines avec des entreprises françaises, le licenciement des personnes impliquées a été exigé, et ces personnes physiques ont par ailleurs fait l’objet de poursuites pénales. Je rappelle qu’en France les poursuites pénales des personnes physiques sont maintenues et n’entrent pas dans le champ de la convention.
Géraldine Hivert-de Grandi : Dans l’hypothèse où un salarié se rendrait coupable sans qu’il y ait été incité, d’un fait de corruption, la méthode du licenciement est efficace et légitime. Toutefois, cela suppose que le programme de compliance n’ait pas été suffisamment efficient, jusque dans la filiale par exemple dans laquelle l’employé s’est rendu coupable de faits de corruption.
Dans le cas où l’entreprise hérite d’un passé dont elle ne peut se départir, cela est plus compliqué. L’entreprise va être confrontée à une question de stratégie de défense et, en tant que telle, devra faire des choix en tenant compte des enjeux humains et des intérêts de l’entreprise.
En tout état de cause, il faut tenir compte de la volonté de l’entreprise de faire de réels progrès. Cela me semble fondamental.
Astrid Mignon Colombet : La stratégie de défense en cas de procédures multi-juridictionnelles est une question que l’avocat regarde étroitement avec son client. Pour une entreprise poursuivie dans plusieurs pays, il est essentiel d’avoir une vision globale de sa stratégie.
En France, nous n’avons pas l’équivalent strict du «Yates memo» et des autres politiques du département de la justice américain. Toute une série de questions se posent sur l’articulation entre le règlement négocié avec l’entreprise et la mise en cause des personnes physiques. Elles ne peuvent pas être résolues d’une seule manière. La circulaire du 31 janvier 2018 ne fait pas explicitement référence aux détails des mesures de «remédiation» mais les premières CJIP fournissent quelques indications. Et il faut rappeler qu’en droit français, la CJIP n’est ouverte qu’aux personnes morales.
Un autre sujet majeur est de savoir comment récompenser un comportement vertueux de l’entreprise en crise. Les stratégies de défense qui peuvent être mises en place peuvent être de différentes natures. La CJIP n’est pas l’unique solution même si elle peut être appropriée dans certaines circonstances.
D’autres questions se posent également : où révéler les faits ? Conclure une CJIP en France permettrait-il de mettre un terme aux poursuites initiées à l’étranger ?
Dominique Mondoloni : La conclusion d’une CJIP en France n’aura pas pour conséquence d’empêcher des poursuites par d’autres pays. Au contraire, cette convention permettra à la France de prendre sa part dans le règlement global de l’affaire. L’avantage, comme l’a dit le ministre l’année dernière, c’est de participer au règlement global. Je ne crois pas du tout que les Etats-Unis laisseront les entreprises contre lesquelles ils ont des éléments à charge se soustraire à leurs lois.
Astrid Mignon Colombet : Les règlements négociés conjoints avec plusieurs autorités de poursuite constituent une pratique utilisée par le DOJ américain dans la période récente.
Corinne Lagache : La conclusion d’une CJIP n’est pas automatique. Il aurait été intéressant de connaître les motivations qui ont conduit à la conclusion de ces deux CJIP.
Retour sur les premières CJIP
Maxence Delorme : A Nanterre nous avons signé et fait valider deux CJIP en février 2018. Il s’agit des premières conclues en matière de corruption (la convention HSBC a été conclue en matière de blanchiment de fraude fiscale). Ce sont également les deux premières conventions à comporter un programme de conformité anticorruption.
A titre liminaire, je voudrais faire deux remarques : la première c’est que contrairement à d’autres systèmes judiciaires, ce n’est pas dans la culture des procureurs français de négocier et, de ce point de vue aussi la CJIP est une révolution. La seconde remarque c’est que les textes ne prévoient pas tout et nous avons dû élaborer une véritable doctrine d’emploi. Depuis, une circulaire de la Chancellerie du 31 janvier 2018 vient apporter des clés supplémentaires.
J’en reviens aux deux conventions signées par le Parquet de Nanterre. Ces deux conventions ont été conclues dans le cadre d’une affaire de corruption impliquant un salarié du service des achats de l’entreprise EDF. Les faits se sont produits de 2004 à 2012. C’est un dossier qui a donné lieu à une information judiciaire et les négociations se sont donc inscrites dans le cadre de cette procédure. Une cinquantaine de personnes physiques et une dizaine de personnes morales ont été mises en examen.
Deux sociétés nous ont sollicités dans les mois qui ont suivi l’adoption de la loi Sapin 2 pour conclure une CJIP.
Ce qu’elles voulaient éviter principalement c’est l’exclusion automatique des marchés publics (conséquence applicable en la matière) d’une durée de cinq ans, qui aurait résulté d’une condamnation pour des faits de corruption, indépendamment des peines prononcées par le tribunal. Ces sociétés, dont l’activité consiste pour une part importante à répondre à des marchés publics, ont donc souhaité négocier avec nous une CJIP.
Corinne Lagache : Comment le montant de l’amende a-t-il été déterminé ?
Maxence Delorme : Le mode de calcul de l’amende d’intérêt public est un élément important. La loi est assez synthétique sur le sujet. Elle prévoit que le montant de l’amende est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, et prévoit un plafond, fixé à 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel, calculé sur les trois derniers exercices. Nous avons mis en place un mode de calcul, que nous avons voulu solide et transparent, qui a par la suite été validé par la circulaire de la Chancellerie. Il consiste, dans un premier temps, à évaluer un montant de base, puis, pour tenir compte du caractère proportionné du montant, de le moduler par rapport à des circonstances atténuantes ou aggravantes, sur le modèle de ce qui est pratiqué par l’Autorité de la concurrence.
Nous avions trois possibilités concernant le calcul du montant de base : le chiffre d’affaires obtenu sur les marchés litigieux, l’excédent brut d’exploitation (EBE) ou, en bas de l’échelle comptable, le résultat net.
D’un point de vue juridique nous pouvions retenir le chiffre d’affaires, dès lors en effet qu’en matière de corruption les entreprises encourent la peine de confiscation du produit de l’infraction et que ce produit peut être évalué au montant des marchés, donc au chiffre d’affaires.
Mais nous avons estimé qu’il était possible dans le cadre d’une CJIP d’évaluer ce montant des profits à l’EBE, ce qui permet de déduire du montant retenu les coûts directs, les salaires par exemple, et certains coûts indirects. Nous ne sommes pas allés jusqu’au résultat net car nous avons considéré qu’entre l’EBE et le résultat net il y avait des montants déduits qui étaient liés aux politiques d’amortissement et de financement, de telle sorte que le montant obtenu n’a plus de lien réel avec les faits (les marchés concernés) et est trop dépendant d’une politique propre de l’entreprise. Nous avons donc considéré que l’EBE était de ce point de vue un chiffre raisonnable.
En termes de méthode les éléments du dossier nous ont permis de calculer quel était le chiffre d’affaires réalisé sur les marchés litigieux sur la période des faits. Puis nous avons calculé l’EBE à partir de ce montant de chiffre d’affaires. Et cet EBE a constitué notre montant des profits tirés des manquements constatés.
Ce montant a ensuite été modulé en fonction de plusieurs paramètres.
En l’occurrence, la loi ne dit rien et le choix des éléments à prendre en compte relève de la négociation. En revanche, la circulaire du ministère de la Justice apporte des éléments qui correspondent peu ou prou à ceux que nous avons retenus au titre des circonstances aggravantes et atténuantes.
Au titre des facteurs aggravants, nous avons pris en compte la durée des faits (de plusieurs années) ou encore la circonstance que les faits se sont inscrits dans une relation contractuelle avec un opérateur public dans un secteur d’activité sensible pour la sécurité.
Au titre des facteurs atténuants, nous avons donc porté une attention particulière au fait que les équipes avaient été changées. En revanche, aucune des deux sociétés qui avaient dénoncé les faits n’était à l’origine de l’alerte. Ce critère-là était donc inexistant. Toutefois, nous avons tenu compte de la coopération de l’entreprise à l’enquête.
L’une des deux sociétés avait mis en place, très rapidement après les faits, un programme de conformité. Nous l’avons valorisé. Une autre approche est envisageable. Le programme de conformité pourrait être pris en compte sous une forme distincte et non directement dans l’appréciation du montant de l’amende, mais éventuellement pour réduire la durée du programme de conformité.
Corinne Lagache : Le PNF raisonne-t-il de la même manière ?
Maxence Delorme : Le raisonnement du PNF est plus synthétique. Cependant, il s’agissait en l’occurrence, dans l’affaire HSBC, non pas de corruption mais de blanchiment de fraude fiscale.
En matière de corruption, c’est potentiellement assez simple. Il suffit d’identifier un chiffre d’affaires réalisé sur des marchés précis, afin d’avoir une cartographie précise des faits.
Corinne Lagache : Les sociétés vous ont-elles demandé de bénéficier de cette convention ou est-ce vous qui décidez ?
Maxence Delorme : Nous avons reçu des demandes. Nous étions en phase de fin d’information judiciaire, prêt à prendre les réquisitions de renvoi devant le tribunal correctionnel. Le juge d’instruction et nous-mêmes avons reçu une demande. La loi prévoit que, soit à la demande du procureur, soit avec son accord, le juge d’instruction transmet le dossier au procureur de la République pour qu’il engage des négociations. Il faut l’accord de tous (juge d’instruction et procureur). C’est ce qui a été fait en l’occurrence.
En ce qui concerne le programme de conformité anticorruption, nous avons ouvert un dialogue très rapidement avec l’Agence, et considéré que nos conventions devaient se limiter à fixer une durée de suivi du programme par l’Agence et à la fixation du plafond des frais de recours à des experts extérieurs. En revanche, concernant le détail du programme, nous avons considéré qu’il appartenait à l’Agence, dans le cadre de sa mission de suivi, de définir plus en détail le programme de conformité dont il est question.
Concernant le plafond des frais, nous l’avons fixé en lien avec l’Agence. Il s’agit du plafond des frais que l’Agence est susceptible d’engager pour recourir à des experts extérieurs afin de l’aider à réaliser sa mission. Nous avons considéré que nous n’avions pas les éléments pour apprécier ce plafond, et qu’il appartenait à l’Agence de nous fournir des informations sur le sujet. La circulaire de la Chancellerie valide ce schéma d’échanges entre le procureur et l’Agence.
En revanche nous avons négocié avec chaque société la durée du suivi par l’Agence du programme de conformité. La loi Sapin 2 prévoit une durée maximale de trois ans. Nous avons négocié avec les entreprises, et obtenu pour l’une d’elles, deux ans, pour l’autre, 18 mois.
Pour l’une d’entre elles, nous avons tenu compte de l’existence d’un programme de conformité. Nous avons donc demandé à l’Agence de mener une mission d’évaluation des outils et de recommandations adressées à l’entreprise pour moduler et améliorer son programme de conformité.
Géraldine Hivert-de Grandi : L’entreprise qui avait un CA de 20 millions d’euros a fait l’objet de cette peine complémentaire du monitoring. Cependant, ce n’était qu’une mesure accessoire de la loi Sapin 2. Comment cela a-t-il été possible ?
Maxence Delorme : Les critères qui prévoient, indépendamment de toute poursuite judiciaire, des programmes de conformité pour certaines personnes morales (taille, effectifs...) ne s’appliquent pas au volet judiciaire de la loi Sapin 2. Ils ne concernent donc ni la possibilité pour le tribunal correctionnel de prononcer la peine complémentaire du programme de conformité, ni la possibilité de prévoir un programme de conformité dans le cadre d’une CJIP. Par exemple, une PME peut négocier un programme de conformité dans une convention dès lors qu’elle peut se voir reprocher des faits de corruption.
Astrid Mignon Colombet : Quid de la confidentialité des négociations en cas d’échec de la conclusion de la CJIP ? C’est une exigence de l’article 41-1-2 du CPP, mais la loi n’est pas très précise puisqu’elle dit «le procureur ne peut pas faire état des déclarations et des documents remis par la personne morale». Mais ce texte concerne-t-il toute la négociation ?
Maxence Delorme : Pour entrer dans cette négociation, en matière d’information judiciaire, l’entreprise doit, selon les termes de la loi, accepter la qualification pénale retenue et reconnaître les faits. En cas d’échec des négociations, si le contenu de la négociation n’a pas à figurer au dossier, le courrier de la société sollicitant l’ouverture des négociations y sera, lui, versé.
En revanche, il est certain que la question se posera de savoir si une personne morale peut plaider la relaxe devant le tribunal correctionnel, au motif qu’elle n’a pas commis d’infraction pénale, alors qu’elle s’est engagée dans cette négociation. Dès lors que la loi l’impose, le principe de cette négociation figure au dossier. Ne figurera pas, en revanche, le contenu des échanges. Le montant n’apparaît pas non plus. Mais le principe d’entrée dans la négociation figure dans le dossier. Une personne morale pourra toujours plaider qu’elle souhaitait obtenir cette convention et a donc accepté de reconnaître les faits, mais que devant la juridiction, elle retrouve sa liberté de parole.
Corinne Lagache : Si les faits remontent à dix ans, et que la société a une politique d’archivage qui implique la suppression de documents au terme de dix années, que se passe-t-il ? S’il y a une dénonciation ou une enquête, mais que la société n’a plus de preuve écrite, comment peut-elle prouver sa bonne foi sans document ?
Maxence Delorme : S’il n’y a plus rien, il sera impossible de démontrer la corruption.
Géraldine Hivert-de Grandi : Dans le cas d’une dénonciation par un salarié, qui aurait conservé des documents personnels, l’entreprise ne pourrait plus récupérer les informations pertinentes et ne pourrait pas se défendre. C’est une véritable difficulté, sachant que les politiques d’archivage coûtent de plus en plus cher aux entreprises. La politique d’archivage et de conservation des documents devient une vraie question stratégique : faut-il archiver beaucoup d’informations durant une longue période, ou au contraire, respecter les délais qui sont imposés par la loi du pays dans lequel l’entreprise opère, au risque de ne pas pouvoir se défendre un jour... La réponse peut être différente selon que l’on se place sous le prisme de la loi française, ou sous celui d’autres juridictions comme celle des Etats-Unis.
Maxence Delorme : D’une part, une enquête judiciaire repose sur des éléments concrets à charge, et à décharge. D’autre part, il s’agit d’une politique et d’une stratégie internes à l’entreprise. En revanche, il est certain que pour se défendre, une entreprise a besoin d’éléments concrets. Ce qui est présumé c’est l’innocence, il n’y a pas de présomption de bonne foi. Cette appréciation ne peut se baser que sur des faits concrets.
Dominique Mondoloni : Dans les deux CJIP récemment signées avec le Parquet de Nanterre, on constate que les frais liés à la mise en place d’un programme de conformité sont plafonnés mais pour des montants différents. Ce qui est curieux c’est que l’entreprise qui s’est vu imposer un moniteur pour une durée plus courte que la première (en l’occurrence 18 mois au lieu de deux ans) est exposée à payer des frais plus élevés que celle qui s’est vu imposer un moniteur pour deux ans.
Maxence Delorme : L’entreprise dont le programme a la durée la plus courte est celle qui a déjà un programme de conformité. Le montant est plus élevé parce que c’est une entreprise beaucoup plus importante en termes de chiffre d’affaires. Le coût des frais qui seront engagés par l’Agence au titre de ce programme sera donc plus élevé.