Dans le cadre de la procédure de liquidation judiciaire ouverte à l’encontre de SeaFrance, le Tribunal de commerce de Paris a déclaré le groupe Eurotunnel cessionnaire de certains actifs de SeaFrance. Ces actifs comprenaient pour l’essentiel trois navires anciennement opérés par SeaFrance entre la France et l’Angleterre. Ce faisant, les offres de reprise formulées par d’autres opérateurs, dont celle de DFDS, ont été écartées par le Tribunal.
Le groupe Eurotunnel, également concessionnaire du tunnel sous la Manche, a ainsi pu lancer le 20 août 2012 une activité de transport transmanche par ferry sur la ligne Calais-Douvres, sous le nom MyFerryLink.
Compte-tenu des règles d’allocation du chiffre d’affaires relatives aux activités de transport transfrontalier, l’acquisition des actifs de SeaFrance a donné lieu à deux procédures parallèles de contrôle des concentrations, une en France et une en Angleterre, illustrant par la même les problématiques posées par un double contrôle des concentrations appliqué à un même marché.
La décision de l’Autorité de la concurrence
Prenant en compte l’existence de surcapacités sur le marché, l’Autorité de la concurrence (l’Autorité) a considéré qu’Eurotunnel ne serait pas en mesure d’augmenter ses tarifs sans que cela n’entraine un report d’une partie de la demande vers ses concurrents.
L’Autorité a toutefois estimé qu’Eurotunnel était en mesure d’exploiter sa position dans le tunnel sous la Manche pour favoriser sa nouvelle activité de transport maritime en proposant des offres groupant transport ferroviaire et maritime au détriment des opérateurs de ferrys qui sont dans l’incapacité d’y répondre (ni par des offres groupées entre les différentes lignes qu’ils exploitent, ni par le biais de remises).
L’Autorité a cependant considéré que l’engagement proposé par Eurotunnel de ne pas offrir de remises de couplages pendant une durée de cinq ans était de nature à remédier aux préoccupations de concurrence, et a donc autorisé la reprise des actifs de SeaFrance par Eurotunnel, sous réserve du respect des engagements proposés.
L’affaire Eurotunnel/SeaFrance devant les autorités de la concurrence britanniques
Les autorités de concurrence britanniques ne sont pas parvenues aux mêmes conclusions que l’Autorité. La Competition Commission a considéré que dans un marché surcapacitaire, l’arrivée de MyFerryLink aurait nécessairement pour effet de faire sortir DFDS de la route Douvres-Calais. En outre, selon la Competition Commission, Eurotunnel serait d’autant plus incité à augmenter ses prix de traversée par le tunnel qu’elle pourrait récupérer une partie de ses pertes grâce au report de la demande vers son nouveau service de transport maritime MyFerryLink.
La Competition Commission en conclut qu’à défaut de céder deux des trois navires acquis, Eurotunnel se verra interdire l’accès au port de Douvres.
Le Competition Appeal Tribunal (le CAT), compétent pour connaître des recours formés à l’encontre des décisions de la Competition Commission, a annulé cette décision au motif que l’opération notifiée ne constituerait pas une opération de concentration entre deux entreprises. Le CAT a en effet émis de sérieux doutes quant au fait que la vente des trois navires ait emporté un transfert de clientèle de SeaFrance à Eurotunnel - et donc qu’un chiffre d’affaires puisse être attribué aux actifs cédés- dans la mesure où plus de huit mois se sont écoulés entre la sortie du marché de SeaFrance et l’attribution des actifs à Eurotunnel. Autrement dit, le CAT émet des doutes sur le fait qu’il s’agit bien d’une concentration entre deux entreprises et non d’un «simple» rachat d’actifs.
Toutefois, le CAT a validé l’analyse concurrentielle et le caractère proportionné des remèdes imposés par la Competition Commission. Cela signifie donc que, si la Competition Commission parvient à convaincre le CAT qu’Eurotunnel a bien acquis une «entreprise» au sens du droit anglais des concentrations, la décision de la Competition Commission sera in fine maintenue.
Des approches divergentes concernant le contrefactuel de l’opération
En l’espèce, les autorités française et britannique avaient identifié le même marché de produit et le même marché géographique. Pourtant, elles n’ont pas opté pour le même scénario contrefactuel, divergence qui a été à l’origine du conflit de décisions.
Afin de déterminer quelle aurait été la situation si l’opération notifiée n’avait pas eu lieu, l’Autorité a choisi de se placer dans la situation de marché qui existait en 2011, c’est-à-dire avant que SeaFrance ne sorte du marché.
Pour sa part, la Competition Commission a estimé qu’il fallait se placer au jour de la liquidation judiciaire de SeaFrance et, par conséquent, envisager un scenario où, en l’absence de l’offre d’Eurotunnel, les actifs de SeaFrance auraient été attribués à un autre acheteur potentiel. La Competition Commission a alors choisi de prendre en compte les offres de reprise alternatives et estime que DFDS aurait acquis au moins deux navires.
Pour l’Autorité, toute situation qui aurait résulté d’une autre décision de la part du Tribunal de commerce était trop hypothétique pour servir de contrefactuel.
Cette divergence de contrefactuel explique les différentes conclusions auxquelles sont parvenues les deux autorités.
L’absence de système de répartition des compétences entre les autorités chargées du contrôle des concentrations en Europe
La spécificité de cette affaire tient au fait que l’opération concernait un marché par nature transfrontalier - comme c’est d’ailleurs souvent le cas dans le secteur du transport - sans que n’existe de règles de répartition de compétence entre deux autorités, pourtant toutes deux compétentes en vertu de leurs règles nationales respectives.
Il existe cependant un guide des bonnes pratiques de coopération entre les autorités nationales en matière de contrôle des concentrations qui invite les autorités à échanger leurs points de vue afin de parvenir à des résultats cohérents, ou du moins, qui ne soient pas contradictoires. Force est de constater que ce processus de coopération informelle n’a pas permis d’aboutir à des solutions concordantes en l’espèce.
L’article 22 du Règlement (CE) n°139/2004 permettrait, en théorie, d’éviter ce genre de situation. En effet, cet article offre la possibilité aux Etats membres de renvoyer à la Commission européenne une opération qui, sans être de dimension communautaire, risquerait d’affecter la concurrence sur le territoire de plusieurs Etats membres.
Cependant, pour des raisons pratiques, la mise en œuvre de ce mécanisme n’est généralement pas réaliste. En effet, la demande de renvoi doit être effectuée dans un délai de quinze jours à compter de la date où l’opération a été notifiée aux autorités de concurrence nationales, ce qui n’est généralement pas suffisant pour permettre aux autorités en question de prendre la mesure d’un risque de décisions discordantes.
Il semble que la solution réside alors plutôt dans la mise en place d’un mécanisme qui permettrait aux entreprises elles mêmes de solliciter le renvoi de dossiers de concentration transfrontalière à la Commission européenne, sans que les autorités nationales ne puissent s’y opposer. Cela permettrait d’offrir une solution aux entreprises confrontées à un double examen des mêmes conséquences d’une même opération sur des marchés identiques.
Jacques-Philippe Gunther, associé, Willkie Farr & Gallagher LLP
Jacques-Philippe Gunther est l’associé en charge du département droit de la concurrence pour l’Europe.
Jacques-Philippe est un spécialiste reconnu dans tous les domaines relevant du droit de la concurrence français et communautaire notamment en matière de contentieux devant la Commission européenne, les autorités de la Concurrence et les tribunaux compétents et de contrôle des concentrations nationales et internationales.
Jacques-Philippe Gunther dispose également d’une expertise approfondie des affaires d’ententes, d’abus de position dominante et d’aides d’État.
Il dispose par ailleurs d’une connaissance toute particulière des secteurs des médias, des télécoms, de la chimie, de l’énergie, du transport maritime et des services financiers.