Les grandes entreprises françaises estiment que leurs programmes de conformité ne sont pas assez considérés dans le système français, alors même qu’ils répondent largement aux exigences internationales de lutte anti-corruption. Elles appellent notamment à la mise en place de standards européens pour mieux reconnaître leurs efforts et mettre en avant les bonnes pratiques. Etats des lieux de la situation avec des experts du sujet.
- Un environnement réglementaire complexe
- La vulnérabilité des entreprises françaises face à la sévérité américaine
- La clémence : reconnaître le combat des entreprises en matière de lutte anti-corruption
- Prévention : la nécessaire création d’un standard européen
- Des sanctions aux pénalités financières faibles mais aux conséquences importantes
- La mise en place d’un dispositif de compliance robuste au sein des entreprises
- La posture du magistrat et le legal privilege
Un environnement réglementaire complexe
Dominique Laymand, présidente, Ethics : Alors que la France a un arsenal juridique complet visant la lutte anti-corruption, elle ne dispose pas des procédures judiciaires efficaces, qui pourraient supporter un système de poursuite, à la fois dissuasif et préventif. Il faut être prudent car la France est un opérateur à l’international. Si nous voulons opérer à égalité avec nos partenaires, il faut se doter d’un système efficace. Il ne s’agit pas de le faire à la française en ajoutant des textes pour se donner bonne conscience, mais plutôt de réfléchir à ce que nous pouvons faire sur l’ensemble du processus, de la prévention à la détection, mais aussi sur les réponses à apporter. Le système italien (de même que le système espagnol en cours d’adoption) pourrait être analysé comme base de référence possible. L’important est d’avancer dans la lutte anti-corruption et que les entreprises puissent opérer de manière sûre. Nous ne pouvons pas déconnecter la lutte anti-corruption du positionnement économique des entreprises.
Corinne Lagache, senior vice-president, chief compliance officer, Safran : Les entreprises françaises ont développé des programmes de prévention du risque de corruption dans leurs activités, qui sont conformes non seulement à la loi française, mais aussi à la loi anglaise, à la loi américaine, à la loi de tous les pays dans lesquels nous opérons, également dans les pays émergents qui n’ont pas ratifié les mêmes conventions que la France. Nous sommes donc confrontés à un environnement réglementaire très complexe. Les entreprises peuvent être sanctionnées dans plusieurs pays pour la suspicion de faits similaires. Le comité Principes directeurs et déontologie internationale du Medef, que je préside, organise régulièrement des rencontres sur ce sujet avec nos autorités, qui sont étonnées quand les entreprises expriment la nécessité d’avoir un régime de sanctions, mieux reconnu par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, qui nous évite d’être soumis à des investigations et des sanctions multiples. En 2014, la société SMB Offshore a négocié un accord avec la justice des Pays-Bas, a dû payer 240 millions d’euros d’amende et s’est engagée à renforcer son programme de compliance. Pour une fois, les Etats-Unis ont décidé ne pas poursuivre SMB, jugeant la procédure néerlandaise et les sanctions appropriées. Il y a donc eu une véritable application du non bis in idem auquel nous aspirons. C’est ce que nous voulons, car lorsque les Etats-Unis commencent à enquêter, nous ne savons pas où cela peut s’arrêter et il est difficile de contrôler les informations potentiellement sensibles collectées. Le SCPC a lancé une large consultation des entreprises sur un projet de lignes directrices de lutte contre la corruption qui va dans ce sens. Nous avons transmis nos recommandations au SCPC et nous avons hâte d’en connaître la portée juridique. Nous ne souhaitons pas une addition de lois nouvelles, alors que la France a tout l’arsenal légal nécessaire, criminalisant la corruption publique et la corruption privée, active et passive. Les entreprises françaises aspirent à une application de ces lois qui leur permettraient de mieux se défendre contre des enquêtes externes abusives. Par ailleurs, dans le droit français, nous n’avons pas la possibilité de négocier un accord avec la justice pour stopper la procédure pénale, comme c’est les cas aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ; mais surtout, nous avons l’abus de bien social qui, utilisé dans la qualification d’infractions de corruption internationale, rend imprescriptibles ces actes de corruption depuis la transposition de la convention de l’OCDE en septembre 2000. Les sociétés françaises ont mis en place des programmes de prévention du risque de corruption qui sont souvent très en avance par rapport à beaucoup d’autres groupes étrangers, mais ils sont rarement mis en valeur et reconnus. Ils ne permettent pas de réduire une sanction pour des faits anciens. Une jurisprudence de soft law à la française doit être davantage développée dans ce sens.
Philippe Goossens, associé, Altana : Au-delà des lois de fond, je pense que les procédures ne sont pas adaptées : la posture du ministère public ne l’est pas, ni la perception d’un procès en correctionnel.
Les règles de conformité émanent d’outre-Manche et d’outre-Atlantique. Nous essayons en France de copier ces procédures, mais notre procédure pénale n’est pas du tout adaptée, ce qui crée une difficulté majeure.
Dès lors qu’une entreprise découvre un fait de corruption sur l’un de ses marchés, elle réalise un audit interne, non confidentiel, qui donne lieu à un rapport non confidentiel abrité sur son réseau informatique. Il est alors susceptible d’être saisi lors d’une perquisition. Nous ne pouvons en France trouver un accord avec le procureur pour des faits passés. Par ailleurs, si l’entreprise licencie des salariés pour un motif de corruption, le conseil des prud’hommes constatera alors ces faits illicites et il les transmettra au procureur de la République qui lancera des poursuites. Cette procédure n’est donc pas en adéquation avec celles de la lutte anti-corruption mises en place par les entreprises. En cas de corruption, l’entreprise est automatiquement bannie des marchés publics. Ajouter des sanctions supplémentaires n’est donc pas nécessaire.
La vulnérabilité des entreprises françaises face à la sévérité américaine
Corinne Lagache : Certes, mais le FCPA Blog rapporte que, concernant les sanctions contre Alstom, l’un des motifs est que la société est française et que la France n’applique pas sa loi ! Même quand une société est finalement blanchie par la justice, après des années d’enquêtes, in fine, la sanction réelle aura été la mise en cause de sa réputation par ses parties prenantes pendant toutes ces années. C’est très difficile à gérer. Il faudrait trouver une solution pour éviter cette disproportion.
Amrei Chaussat-Augustin, general counsel compliance and general matters, Atos : Un acteur français à l’international opère dans un environnement incohérent. Intégrer tous les aspects que nous venons d’évoquer est un enjeu majeur pour concevoir un programme de conformité, et pour communiquer sur celui-ci en interne. Une fois que la condamnation a eu lieu – en France ou ailleurs –, il y a un risque réputationnel important, donc que faire en amont ? Par exemple, pour la condamnation de Safran, nous pouvons expliquer en interne que la décision était mal construite en première instance et que le raisonnement était différent en appel. Mais aux Etats-Unis, le DoJ est dans les starting-blocks et va utiliser un arsenal judiciaire qui n’est pas comparable au nôtre. Nous ne serons pas mesurés de la même manière à l’étranger et en interne. Pour des groupes comme Atos qui ont une activité d’acquisition importante et qui recherchent des leviers d’intégration dont la conformité fait partie, il y a un enjeu pédagogique qui est chaque jour renouvelé, et qui consiste à expliquer en interne pourquoi en France le programme de compliance n’aura pas le même poids devant une juridiction qu’aux Etats-Unis. La situation sera d’ailleurs comparable en Allemagne, où un procureur n’attachera pas de valeur juridique au programme de conformité en tant que tel.
Cédric Haaser, associé, Mazars : Dans sa communication autour de la sanction Alstom, le DoJ motive une partie de la sévérité de la sanction sur le fait que la France n’applique pas ses lois. Lors de la présentation du rapport de l’OCDE sur les 427 cas de corruption, la procureure adjointe américaine Leslie Caldwell a expliqué face à Christiane Taubira qu’elle considérait le cas d’Alstom comme étant emblématique des cas que les Etats-Unis iraient chercher. La France est clairement devenue une cible du procureur américain qui considère que nous sommes laxistes. Ainsi, quatre groupes français ont été lourdement sanctionnés par les Etats-Unis, et échappent pour autant à la sanction en France.
Dominique Mondoloni, associé, Willkie Farr & Gallagher LLP : Il me paraît normal qu’ils échappent à la sanction en France dès lors qu’ils ont été condamnés aux Etats-Unis. Mais dans la majorité des cas, les entreprises françaises poursuivies aux Etats-Unis le sont également en France. Pourtant, la convention OCDE avait prévu un système censé éviter les poursuites multiples puisque l’article 4 de la Convention sur la compétence prévoit que les procureurs doivent se concerter pour déterminer lequel est le mieux placé pour exercer les poursuites. Il est vrai que les Américains portent sur notre système répressif un regard méprisant. Ils considèrent que nous n’en faisons pas assez ou suffisamment. Pourtant, quand on regarde la loi du 6 décembre 2013 et les modifications apportées au système répressif, on a vraiment l’impression d’une fuite en avant. La loi du 6 décembre 2013 a porté à cinq millions d’euros la peine encourue par les personnes morales, ce qui est plus élevé que la peine criminelle maximum qui est d’un million d’euros. Et cette fuite en avant se traduit aussi dans l’attitude de certains procureurs et juges d’instruction qui, dans des affaires où ils ne devraient plus poursuivre parce que, par exemple, l’action publique est éteinte par suite d’une fusion-absorption, continuent néanmoins de poursuivre. Il ne me semble pourtant pas que nous ayons à rougir de notre arsenal répressif et les textes français sont à certains égards plus répressifs que le FCPA. Notre système procédural est très différent du système américain et la réalité est qu’une procédure pénale française, pour des faits de corruption, est compliquée. Il faut souvent faire exécuter des commissions rogatoires internationales dans des pays qui ne coopèrent pas forcément. Surtout, le droit pénal français est très différent du droit américain car la responsabilité d’une personne morale, en France, nécessite la preuve de l’implication d’une personne physique qui la représente.
Cédric Haaser : Ce sont d’ailleurs des éléments qui ont été changés dans la loi britannique. L’ancienne loi britannique prévoyait la même chose et de nombreuses entreprises avaient échappé à la sanction pour cette raison.
La clémence : reconnaître le combat des entreprises en matière de lutte anti-corruption
Dominique Laymand : Il est dommage pour un pays comme la France de se faire expliquer par un opérateur étranger ce qu’il devrait faire. Nous devrions être moteurs. La France ne peut pas être un grand pays revendiquant une place diplomatique et économique majeure sans prendre en compte ce facteur. Il est regrettable que les entreprises ne soient pas aidées avec des moyens adaptés, et ce sans parler de copier-coller un autre modèle. Il faut mieux prendre en compte les efforts réalisés par les entreprises. Il y a une grande différence entre une entreprise qui utilise son programme de compliance comme une simple vitrine de communication et celle qui met en place tout un système de prévention, de détection et de sanctions des comportements fautifs, qu’elle applique au quotidien dans toute son organisation. Il serait légitime et normal que ce type d’efforts soit reconnu.
Amrei Chaussat-Augustin : Il est regrettable qu’il n’y ait pas de réflexion commune avec le monde public et judiciaire en France sur la façon de combattre ces pratiques de corruption dans le pays, et d’aider les entreprises à s’armer pour faire de la prévention. Le ministère public n’est pas un partenaire de l’entreprise sur ce sujet. La France se doit de réfléchir à ces points en réunissant l’ensemble des acteurs.
Corinne Lagache : C’est très important que les échanges entre entreprises et ministères sur ce sujet se renforcent. Les entreprises sont également responsables de la situation car elles ont peu communiqué jusqu’à présent sur les sujets de compliance.
Philippe Goossens : Certes, les Etats-Unis ont une posture de donneurs de leçon, mais n’oublions pas que les grands krachs financiers ont eu lieu chez eux. Par ailleurs, ils refusent systématiquement une souveraineté internationale dans des cas de corruption. Ils considèrent le droit avant tout comme une arme économique et nous imposent ainsi leurs normes. Il est intéressant de noter que dans ce pays moralisateur, une entreprise peut s’acquitter d’une amende et échapper ainsi à un procès pour des faits de corruption. En France, l’opinion publique n’accepte pas de tels accords. Nous n’avons pas la même conception du procès et nous devons sur ce point évoluer. Ainsi, il me semble important que le procureur en France ne soit pas un magistrat mais qu’il bénéficie d’une formation d’avocat. Il est capital de comprendre le fonctionnement et la vie d’une entreprise, ce qui n’est aujourd’hui pas assez enseigné à l’ENM. La situation idéale est celle d’un juge qui soit un arbitre avec deux parties qui s’affrontent. C’est à mon sens une nécessité.
Dominique Mondoloni : Certes, mais dans la pratique américaine, on voit rarement le juge. On discute avec le DoJ et la SEC. Il s’agit donc en réalité d’une négociation.
Cédric Haaser : Tout se règle par l’argent. Un équilibre qui se crée, que nous avons très bien vu dans le cas de Siemens. En fonction de ce que je veux bien dire et de ce que je veux bien avouer dans le statement of facts, je revois à la hausse ou à la baisse le montant de l’amende. Moins j’en dis plus je paie, et plus j’en dis, moins je paie, avec toutes les conséquences que cela peut emporter sur la réputation, sur le non bis in idem. Nous sommes alors aux antipodes de la façon dont la justice est perçue en France. L’acceptation de la punition par l’argent est beaucoup plus forte aux Etats-Unis.
Dominique Laymand : Dans le secteur de la santé, les amendes se chiffrent en milliards et les individus peuvent aller en prison. Il y a eu notamment l’électrochoc de GSK en Chine, où des dirigeants d’une entreprise internationale se sont retrouvés derrière les verrous. La sanction touche donc l’individu. On peut regretter que la pédagogie vienne plus vite par ces exemples extrêmes.
Par ailleurs, j’ai regardé l’évolution des dispositions en matière de corporate integrity agreement ou de deferred prosecution agreement dans le domaine de la santé. Nous sommes partis des grands classiques qui composaient un programme de compliance pour arriver aujourd’hui à un véritable système de gouvernance contrôlé, incorporant une dimension de droit social et de gestion du changement, entre autres. L’objectif est clairement d’imposer aux entreprises non seulement de bien se comporter mais aussi de garantir qu’elles sont bien organisées de façon à prouver que si un acte de corruption se produit, l’entreprise ne l’a pas laissé faire, ou que son organisation et sa gouvernance ne facilitent pas de tels actes.
Prévention : la nécessaire création d’un standard européen
Corinne Lagache : Concernant la prévention, il n’y a pas encore de loi ou de «soft law» aujourd’hui en France qui nous indique précisément comment faire, contrairement au UK Bribery Act. C’est pourquoi les entreprises françaises se sont associées dans des initiatives collectives, sectorielles (The International Forum on Business Ethical Conduct (IFBEC) dans l’aéronautique et la Défense, par exemple) ou multisectorielles (Medef, Chambre de commerce internationale, Pacte mondial des Nations unies, Forum économique mondial (WEF), etc.) pour définir des normes de programmes de compliance qui prennent en compte l’ensemble des meilleures pratiques. Nous souhaitons que les efforts développés par les entreprises soient mieux pris en compte par les gouvernements, notamment dans le cadre des appels d’offres, afin d’éviter les distorsions de concurrence avec des entreprises venant de pays qui n’ont pas les mêmes lois qui s’appliquent à nous.
Cédric Haaser : Avant, il n’y avait que la révélation de faits délictueux. Aujourd’hui la déclaration de soupçon s’y ajoute et est plus floue.
Corinne Lagache : Le projet de loi sur le devoir de vigilance des multinationales à l’égard de leurs filiales et de leurs sous-traitants qui va être à nouveau discuté, implique une obligation de prévention des risques de survenance d’un dommage dans le cadre d’activités économiques ou commerciales. Quand une entreprise ne pourra pas justifier d’avoir pris les mesures nécessaires de prévention ou qu’elle ne pourra pas prouver qu’elle ne pouvait pas être informée de ces dommages potentiels, le juge pourra appliquer des sanctions civiles ou pénales. Où s’arrêtera sa responsabilité ? En gros, aujourd’hui, si une entreprise ne veut pas avoir de problème, elle n’emploie plus personne, ne fait plus de business, ne vend pas, ne fait plus rien ! Ce n’est pas à l’entreprise de substituer aux gouvernements pour lutter contre la sollicitation et la corruption dans leur pays. Il est urgent que la France définisse un standard raisonnable de prévention du risque de non-conformité afin de réduire l’impact du contexte réglementaire complexe et incertain.
Cédric Haaser : Nous avons eu un peu le même cas de figure en matière de normes comptables. Nous étions confrontés à la même difficulté, avec la sensation que les Etats-Unis voulaient continuellement nous imposer leurs règles et ce notamment avec les US GAAP. En Europe, nous avions les normes françaises, les normes allemandes… Nous ne faisions pas le poids. Nous avons réussi à harmoniser nos normes grâce au référentiel IFRS. Nous ne luttons sans doute toujours pas à armes égales, mais néanmoins nous avons créé au niveau européen une voie en termes de normalisation. Cette solution était la seule envisageable. En matière de lutte anti-corruption, vous évoquiez la notion d’arme économique. Je partage votre point de vue, il est évident que les Etats-Unis utilisent cette arme et ce même si, bien entendu, ils ne le revendiquent pas. Mais cette situation est quoi qu’il en soit visible, preuve en est le top 10 des condamnations du FCPA dans lequel il n’y a que deux entreprises américaines. Pour arriver à ce résultat, il faut une force de frappe. Nous devons être capables en Europe d’avoir quelque chose d’équivalent.
Corinne Lagache : Effectivement, mais il existe une différence de taille : si les entreprises américaines ne font pas de business en France, cela n’a aucune incidence, car un juge français ne pourra pas les poursuivre ; l’inverse n’est pas vrai… Il existe une distorsion normative.
Cédric Haaser : Absolument, mais si les entreprises américaines ne peuvent plus faire de business en Europe, les conséquences ne sont plus les mêmes. Je reprends mon parallèle avec les normes IFRS, il existe dorénavant une nouvelle norme commune au référentiel américain et IFRS pour comptabiliser le chiffre d’affaires : il y a eu un consensus et un accord pour avoir davantage de poids face aux Américains.
Dominique Mondoloni : J’aime beaucoup le parallèle avec les normes comptables. On l’oublie trop souvent, mais le FCPA est d’abord est avant tout un texte comptable et boursier et il me semble que c’est dans cette direction qu’il faudrait creuser pour renforcer notre système de lutte contre la corruption. La nouvelle directive européenne d’octobre 2014 va dans ce sens. Elle est toutefois un peu décevante. Elle est en deçà de la proposition initiale puisqu’elle ne s’applique qu’aux seules sociétés cotées, aux banques et aux assurances et ne porte pas exclusivement sur la corruption. Mais elle a l’avantage désormais d’exister.
Amrei Chaussat-Augustin : Tant qu’il existera des différences dans la poursuite des infractions et dans les procédures, nous n’arriverons pas à imposer un standard commun en Europe.
Dominique Mondoloni : Peut-être peut-on passer par le volet comptable ? Nous parlons beaucoup du volet pénal du FCPA, mais le volet le plus important est celui dédié à la comptabilité.
Cédric Haaser : Car c’est bien ce volet dont il s’agit le plus souvent. Lorsque l’on regarde les chapitres du FCPA visés par des accords, dans 90 % des cas, il s’agit de comptabilité ou de contrôle interne. On ne trouve quasiment jamais le volet pénal.
Dominique Mondoloni : C’est tout à fait juste. Je rappelle d’ailleurs que dans le dossier pétrole contre nourriture, toutes les entreprises ayant transigé avec les autorités américaines l’ont fait sur des questions de contrôle interne.
Corrinne Lagache : Je suis d’accord avec vous, mais s’il y a une infraction objective ?
Cédric Haaser : Effectivement, si nous voulons promouvoir un système de prévention paneuropéen, nous devons aussi mettre en place un système de protection/sanction pour la présence ou l’absence de prévention.
Dominique Laymand : Il y a des normes internationales, en cours d’élaboration, portant sur le management de la compliance telles que les normes ISO, mais l’on peut craindre que leur mode d’élaboration complexe ne soit pas très proche des réalités. Si nous avons des normes pour avoir des normes, mais qu’elles sont complètement déconnectées du fonctionnement d’une entreprise, je ne suis pas certaine que le problème soit réglé.
Corrinne Lagache : Pour revenir à la question de l’harmonisation européenne, le problème est qu’aucun Etat ne souhaite se défaire de sa souveraineté. Par exemple, nous avons des directives sur les transferts intracommunautaires au sein de l’Europe, mais elles sont ensuite déclinées différemment dans chaque pays : c’est un véritable Rubik’s Cube. C’est malheureusement un vœu pieux que de vouloir une harmonisation de la lutte anti-corruption et de la prévention. Et ce d’une part car chacun à sa propre définition de la notion de prévention du risque de corruption. Ceci est également valable pour la réduction de sanctions sur des faits antérieurs. Il est capital d’éviter que les sanctions ne soient démesurées notamment par rapport à des juridictions étrangères.
Mais je constate depuis le début de ma carrière que si la personne morale avait effectivement très peur, aujourd’hui les systèmes de prévention sont mis en place pour que les dirigeants soient protégés, que la faute soit portée sur les individus. C’est notamment le cas de Morgan Stanley en Chine qui a pu démontrer que la société avait formé, informé et alerté son dirigeant. C’est donc ce dernier qui est aujourd’hui en prison et Morgan Stanley a été blanchie. Il est vrai que les programmes de compliance sont dédiés à la protection de nos emplois, de la réputation du groupe et à mettre la faute sur l’individu.
Dominique Laymand : Une harmonisation européenne serait très bien, mais j’ai quelques doutes sur sa réalisation, à court terme. Cependant, je conserve ma part d’idéalisme, nécessaire dans ce métier. Si nous ne devons pas perdre de vue ce projet, nous devons tout de même en France mener des actions au niveau national car au final, nous nous verrons donner des leçons par des pays mieux armés que nous le sommes dans la lutte anti-corruption. Je connais, de manière très concrète, le système italien. J’ai pu ainsi voir ce que signifiait un programme de compliance qui pouvait être considéré comme adéquat. Nous pouvons, en France, faire des progrès. La question est davantage : peut-on le faire aujourd’hui en l’état actuel de la réglementation ? Ceci me paraît difficile, sans apporter des retouches de procédure pour faire reconnaître la valeur des programmes de compliance.
Des sanctions aux pénalités financières faibles mais aux conséquences importantes
Philippe Goossens : Nous partageons tous le même point de vue : la loi française n’est pas assez sévère en matière de pénalité financière. En revanche, nous devons garder à l’esprit que lorsqu’une entreprise a en portefeuille des marchés publics et qu’elle est condamnée, elle en est alors privée, et ce pendant cinq ans. Une telle interdiction peut signifier la disparition de l’entreprise. Le juge peut considérer qu’il n’y a pas lieu d’exclure l’entreprise de ses marchés, mais les ordonnances les régissant rendront néanmoins cette exclusion automatique, ce que je trouve choquant.
Il existe donc un décalage peu raisonnable entre les grands procès internationaux et les répercussions des condamnations pour ces PME. Nous devons en France être compétitifs et ce au même titre que les autres pays, mais tant que nous considérerons les faits de corruption comme un avantage quelconque, nous ne pourrons pas l’être.
Amrei Chaussat-Augustin : Concernant le dispositif français, il manque une disposition permettant aux entreprises d’anticiper la valeur, de connaître le bénéfice du programme de conformité.
Corinne Lagache : L’évaluation du risque de corruption dans nos activités est réalisée deux fois par an. Compte tenu du programme de prévention que nous avons mis en place, l’occurrence du risque de corruption est faible, mais ses conséquences peuvent être considérables, notamment sur sa réputation et la confiance des parties prenantes, difficile à anticiper.
Philippe Goossens : En matière pénale, deux dossiers coexistent : celui de la communication et le dossier judiciaire. Ils n’ont ni les mêmes règles, ni le même rythme, ni les mêmes enjeux. Les avocats doivent donc, certes parfois trop, défendre également leurs clients devant les médias.
En France, la difficulté réside dans le peu d’importance octroyé au programme de conformité : le procureur peut vous répondre qu’à la fin des fins, il y a eu un acte de corruption et que l’utilité de ce programme est simplement de prétendre de la bonne volonté de l’entreprise. N’oublions pas que le procureur, en France, porte l’accusation. La loi doit prendre en compte les efforts fournis par ces entreprises et ce même après un problème de corruption.
Je voudrais évoquer une autre particularité française : celui de la récidive pour les personnes morales. La personne morale n’a pas de bulletin numéro 3 de son casier judiciaire, un extrait ne peut donc être publié. Si le B3 existait, les entreprises seraient alors contraintes, et notamment à l’export, de le produire. Elles ont cependant un B2 et elles peuvent produire des attestations par lesquelles elles s’engagent à ne pas avoir fait l’objet d’une condamnation de nature à les exclure des marchés publics. Il existe donc un rapport très complexe entre la nécessité de lutter contre la corruption et celle de faire des affaires. Mais les principales questions demeurent : au sein des entreprises, comment pouvons-nous être pragmatiques ? Comment pouvons-nous lutter contre la corruption ? Que faire lorsqu’il y a eu un acte de corruption ?
Amrei Chaussat-Augustin : Avant de mener une investigation interne, il faut anticiper ce que l’on fera si on trouve effectivement les éléments d’une infraction.
Philippe Goossens : Les règles diffèrent d’un pays à un autre. Si une entreprise française a trouvé un accord avec le DoJ, le procureur français peut très bien la poursuivre également. Elle peut également être poursuivie en Italie… Cette situation est sans fin et sans logique. Donc, oui, l’Europe du droit est la seule solution même si elle paraît utopique.
Dominique Mondoloni : Je suis pour ma part persuadé que la mise en place d’instruments de prévention efficaces passe par le droit des sociétés et une harmonisation de ce Droit au niveau européen.
La mise en place d’un dispositif de compliance robuste au sein des entreprises
Corinne Lagache : Ces nouveaux métiers de conformité/compliance sont liés à la nécessité d’appliquer les politiques des groupes. Il ne suffit pas d’écrire une procédure, il faut faire adhérer les employés au bien-fondé, aux avantages de cette procédure pour eux. La dissémination d’une culture d’intégrité dans l’entreprise repose sur un engagement sans faille du top management de l’entreprise, la diffusion d’informations ciblées, d’outils de sensibilisation et de formation, par la mise en place d’un réseau référents légitimes de compliance officers qui font vivre des procédures adaptées à la réalité de l’entreprise. Il ne faut surtout pas faire de copié-collé. Pour susciter l’adhésion, le système doit être perçu comme cohérent. Un programme bien conçu permet de stopper toute action dès lors qu’une alerte sérieuse apparaît. Mais le risque zéro n’existe pas. Sommes-nous certains qu’en 2001 nous contrôlions tout parfaitement ? Difficile à dire et le groupe peut être poursuivi après une dénonciation, des allégations par des personnes mues par des motifs qui peuvent être très contestables, sans prescription réelle depuis septembre 2000.
Amrei Chaussat-Augustin : Chez Atos, nous nous sommes mis autour de la table avec l’audit interne, le contrôle interne, la direction juridique et la direction de conformité, et nous avons regardé comment nous pouvions mettre en place un dispositif de réponse standard qui permet en même temps d’avoir une équipe prête à intervenir, de savoir à partir de quand nous faisons intervenir des avocats en France, pour protéger la confidentialité. Et tout cela est à manier avec beaucoup de doigté et à adapter en fonction de la juridiction dans laquelle vous êtes susceptibles de vous trouver. Au début d’un cas, vous ne savez pas nécessairement quelles sont la ou les juridictions concernées.
Cette procédure est revue tous les deux ans afin de vérifier si nous devons y apporter des changements. Le compliance committee fait un retour d’expérience après chaque cas, que l’on va ensuite refléter dans l’actualisation du process interne. Cela fonctionne ainsi et cela demande d’engager du temps et des ressources, mais je reste persuadée que lorsque nous expliquons cela de manière pédagogique à un procureur, cela doit être entendu au profit de l’entreprise.
Cédric Haaser : Il est vrai que cela ne l’est pas toujours. L’expérience de Safran le démontre. J’ai échangé avec le SCPC et certains de ses membres ont perçu leur rôle comme étant un rôle d’écoute et d’aide aux entreprises. Ils nous disent aussi que nous devons être créatifs en France. Ainsi, ils ont accepté de valider notre référentiel. Quand je suis allé voir le pendant du SCPC au Royaume-Uni et que je lui ai expliqué la démarche, il en était très étonné.
Je pense qu’il est effectivement nécessaire que soit inscrit dans la loi le fait qu’une société qui a un dispositif de prévention n’est pas la même que celle qui n’en a pas. La question est de savoir à quel risque l’entreprise est exposée, quels sont les risques et comment je les adresse. Comme n’importe quel dispositif de contrôle interne, que ce soit la corruption ou autre chose.
Corinne Lagache : En matière d’anti-trust, le fait d’avoir un système de prévention du risque d’entente a été considéré par beaucoup de magistrats comme quelque chose d’extrêmement négatif.
La posture du magistrat et le legal privilege
Cédric Haaser : Nous parlions d’évolution de la loi mais également de formation. Il se trouve que le SCPC forme les magistrats à l’ENM. J’ai eu la chance d’intervenir dans ce cadre. La méconnaissance mais également l’envie d’apprendre sur l’entreprise étaient visibles.
Amrei Chaussat-Augustin : Au sein d’Atos, nous accueillons actuellement un stagiaire qui vient de l’ENM, et je l’ai reçue pour un entretien consacré à notre programme de conformité. Je suis persuadée que l’un des problèmes que nous avons en France, c’est l’absence de tronc commun dans la formation. Nous n’avons pas de réflexions communes entre les acteurs judiciaires sur ces sujets.
Philippe Goossens : Ce n’est pas possible et ce tant que les procureurs seront des magistrats car il existe un esprit de corps. Tant que le procureur sera issu de la même formation et soumis aux mêmes us et coutumes que le juge, l’ennemi restera pour lui le prévenu. Les procureurs ont une posture de moralisateur. Les formations ne suffisent pas pour changer cette situation.
Le secret professionnel des juristes d’entreprise est également à mes yeux essentiel. Qu’importe qu’ils soient avocats. Ils doivent impérativement en bénéficier car sans, nos entreprises françaises sont pénalisées et peu compétitives.
Si en droit français, les échanges entre un juriste et sa direction générale deviennent confidentiels, nous aurons davantage de latitude pour lutter contre la corruption. Ce sont les entreprises qui sont les mieux placées afin de lutter contre la corruption, même si ce constat peut étonner les procureurs. La mise en place d’un système interne entre les juristes, les responsables éthiques, la direction générale, etc. est donc fondamentale.
Dominique Laymand : Le système de compliance et d’éthique de l’entreprise au sens large doit devenir son mode de gouvernance, sa licence pour opérer. Personnellement, je ne sais pas faire mon métier si je ne m’assieds pas dans un board ou un comité exécutif où l’on m’explique la stratégie et les objectifs de l’entreprise.
Je suis là pour gérer du risque réel en fonction de la typologie de l’entreprise. A certains moments, il y a des décisions qui ne sont pas faciles à prendre et qui consistent à dire qu’il ne faut pas y aller. Pour moi, c’est la collaboration avec les opérationnels qui permet d’identifier les risques réels et à trouver les solutions adaptées, afin d’assurer une bonne prévention, détection et réponse de l’ensemble de l’organisation. Tout ceci passe par une transparence dans les relations et par la confiance, qui sont les facteurs clés de succès d’une telle démarche.