Expertise - Hughes, Hubbard & Reed LLP

Conformité et assurabilité : rime suffisante mais rime hésitante

Publié le 12 avril 2019 à 12h12

Le phénomène de «solidification» du droit de la conformité ne pouvait s’envisager sérieusement sans «durcissement» des conséquences de la violation de ses règles. Et pour cause, forcer le respect de ce qui jusqu’alors relevait d’un droit mou imposait de contraindre les acteurs économiques à s’y conformer. Dans cette perspective, la tendance initiée par la Procureure américaine Sally Yates en 2015, consistant à personnifier les comportements corruptifs et à prioriser la recherche de la responsabilité des personnes physiques, semble avoir reçu écho en France, notamment aux termes de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 («loi Sapin 2»), qui a pour sa part personnifié la charge de prévenir la survenance de tels comportements. Aussi est-ce aux dirigeants personnes physiques qu’incombe, au premier chef, le déploiement d’un programme de conformité. Compte tenu des sanctions expressément et spécifiquement encourues à ce titre par ces derniers, certains se posent la question de savoir dans quelle mesure ils sont couverts par leur police d’assurance responsabilité civile des mandataires sociaux (RCMS).

Question de l’assurabilité des sanctions administratives en général

De manière générale, l’assurabilité de la responsabilité de l’assuré peut être mise en échec par deux grands principes d’exclusion.

En premier lieu, le Code des assurances exclut la couverture de la faute «intentionnelle ou dolosive de l’assuré» (article L. 113-1). Appliqué à la responsabilité des dirigeants, cela peut étonner dès lors que la mise en cause de celle-ci implique une faute détachable de leurs fonctions, laquelle est précisément définie comme une «faute intentionnelle, d’une particulière gravité et incompatible avec l’exercice normal de ses fonctions» (Com., 20 mai 2003, n° 99-17.092). Ainsi, la caractérisation d’une faute «intentionnelle», nécessaire pour intenter une action à l’encontre du dirigeant, conduirait nécessairement à appliquer l’exclusion légale prévue par l’article L. 113-1 susvisé. Heureusement, l’autonomie respective du droit des sociétés et du droit des assurances permet de résoudre la quadrature du cercle. En effet, il ressort de l’analyse de la jurisprudence rendue dans chacun de ces domaines que la faute détachable implique simplement que le dirigeant ait eu conscience des éventuelles conséquences alors que la faute intentionnelle au sens du droit des assurances implique que le dirigeant ait eu l’intention «de créer le dommage tel qu’il est advenu» (Civ. 2e, 30 juin 2011, n° 10-23.004. V. dans le même sens : Civ. 1re, 7 juin 1974, n° 73-11.254 ; Civ. 2e, 18 octobre 2012, n° 11-23.900, et 6 février 2014, n° 13-10.160). S’agissant de la faute dolosive, elle permet une approche plus objective dès lors qu’elle n’exige pas la recherche des conséquences dommageables mais simplement que l’assuré ait volontairement pris des risques en ayant conscience du caractère inéluctable des conséquences de son action ou de son omission (CA Dijon, 24 avril 2018, n° 16/00598).

En second lieu, s’il est historiquement établi que les sanctions de nature pénale ne sont pas assurables, la question de l’assurabilité des sanctions de nature disciplinaire, civile ou administrative est plus controversée, notamment en raison du but de telles sanctions. Le débat s’est particulièrement cristallisé autour de deux arrêts rendus à quelques mois d’intervalle en 2012. En février 2012 tout d’abord, la cour d’appel de Paris a, au visa de l’article 6 du Code civil en matière d’ordre public, jugé que l’objectif dissuasif poursuivi par les sanctions pécuniaires de l’Autorité des marchés financiers (AMF) rendait leur assurabilité contraire à l’ordre public, au même titre que pour les amendes pénales (CA Paris, 14 février 2012, n° 09/06711). Puis, en juin 2012, la Cour de cassation a, à l’occasion d’une autre affaire, approuvé la cour d’appel de Paris en ce qu’elle avait rejeté une demande de garantie visant à couvrir les sanctions prononcées par l’AMF à l’encontre du directeur général délégué d’une société pour manquement à l’information du public, par diffusion d’informations fausses ou trompeuses. S’il est tentant d’y voir une confirmation du principe posé quelques mois plus tôt par la cour d’appel de Paris, force est de relever que la Cour de cassation, qui s’est abstenue de rendre son arrêt au visa de l’article 6 du Code civil, ne se prononce pas directement sur l’éventuelle illégalité générale d’une telle garantie, mais se contente de reprendre le raisonnement de la cour d’appel, déclarant inassurable la faute du dirigeant du fait de son caractère intentionnel au sens du droit des assurances (Civ. 2e, 14 juin 2012, n° 11-17.367). Cela a conduit certains auteurs à affirmer que «cet arrêt permet de considérer que les sanctions administratives sont assurables en tant que telles, seul le comportement, au cas par cas, de l’assuré sanctionné pouvant alors exclure la garantie1». Force est d’ailleurs de relever qu’encore récemment, c’est sur le fondement de la faute dolosive, exclusive d’assurance, sans référence aucune à l’ordre public que l’assurabilité des sanctions pécuniaires prononcées par la Commission des sanctions de l’AMF a été rejetée (CA Dijon,  op. cit.).

Cette analyse a toutefois pu être remise en cause par la suite, notamment au regard de la décision du Conseil constitutionnel rendue à l’occasion de l’affaire EADS, au titre de la question préjudicielle tenant à la double répression du délit d’initié (par le juge pénal) et du manquement d’initié (par la commission des sanctions de l’AMF). Aux termes de cette décision, les magistrats de la rue Montpensier ont énoncé qu’il n’était pas contraire à la Constitution que des mêmes faits soient poursuivis (et sanctionnés) deux fois, pourvu que les réglementations concernées prévoient chacune des sanctions de nature différente et ne visent pas à préserver les mêmes intérêts sociaux. En l’espèce, ils ont considéré que le délit d’initié et le manquement d’initié étant d’une même nature répressive et visant à préserver les mêmes intérêts, la double poursuite et la double sanction étaient inconstitutionnelles (Cons. const., QPC, 18 mars 2015, n° 2014-453/454 et 2015-462). Aussi certains en ont-ils déduit que «l’analyse d’inassurabilité des sanctions pécuniaires prononcées par des autorités administratives ne s’en retrouve que renforcée puisque désormais les sanctions financières de l’AMF passent de la catégorie “para-pénale” (…) à la catégorie de sanction rattachée à un délit identique2».

Si ce raisonnement peut être transposé aux cas de responsabilités mises à la charge des dirigeants dans des domaines dont les règles peuvent par ailleurs poursuivre des objectifs identiques à ceux du droit pénal, comme en matière de prévention du blanchiment d’argent par exemple3, il pourrait au contraire justifier l’assurabilité des sanctions dans des domaines plus «inédits», comme en matière de prévention de la corruption.

Réflexions autour de l’assurabilité des sanctions encourues pour manquement à l’obligation de mise en œuvre d’un programme de conformité

A cet égard, l’article 17 de la loi Sapin 2 met à la charge des dirigeants de certaines sociétés l’obligation de déployer un programme de conformité, et insiste d’autant plus sur la responsabilité leur incombant qu’elle les vise au premier chef (dès les premiers termes de l’article 17, I) avant même d’évoquer la responsabilité de la société, laquelle n’est envisagée que dans un second temps (article 17, II in fine, après même la présentation des éléments devant composer le programme de conformité). D’ailleurs, les sanctions encourues en cas de manquement à cette obligation sont aussi bien prévues pour les personnes morales que pour les personnes physiques. Bien que les contrôles de l’Agence française anticorruption (AFA) menés depuis octobre 2017 n’aient pas encore donné lieu à renvoi devant la Commission des sanctions de cette dernière, les ambitions de l’agence et le sens du détail qui caractérise son approche ont pu interpeller les personnes concernées.

S’agissant des responsables conformité, nonobstant la question soulevée par l’effet d’une délégation de pouvoir éventuelle à leur égard en la matière4, l’AFA elle-même a récemment indiqué, sans équivoque, que «la responsabilité du responsable de la fonction conformité ne peut (…) être recherchée en application de cet article5».

S’agissant des dirigeants, le fait que leur responsabilité soit expressément et spécifiquement prévue, concurremment à celle de la société, vide de son contenu le débat relatif au caractère détachable ou non de la faute. La véritable question est alors de savoir si les sanctions pécuniaires auxquelles ils sont personnellement exposés sont assurables. La transposition du raisonnement tiré de la décision du Conseil constitutionnel susvisé semble manquer de pertinence ici. En effet, il est établi que l’obligation de mise en œuvre d’un programme de conformité est de nature préventive et sa défaillance ne saurait être assimilée à une infraction pénale. En effet, il est difficile de concevoir que le simple manquement à l’obligation, par exemple, de disposer d’un «code de conduite définissant et illustrant les différents types de comportements à proscrire comme étant susceptibles de caractériser des faits de corruption ou de trafic d’influence»6 (qui pourrait en soi constituer un manquement à l’article 17 susvisé) pourrait causer un trouble à l’ordre public. En ce sens, la sanction susceptible d’être prononcée par la Commission des sanctions de l’AFA relèverait davantage d’une sanction «para-pénale». Il n’en demeure pas moins que l’inassurabilité pourrait être justifiée au regard de la nécessité d’associer un objectif dissuasif à de telles sanctions. Si cela dépendra notamment des orientations de la politique judiciaire en la matière, il faut néanmoins garder à l’esprit que le recours aux fautes exclusives d’assurance constitueront toujours un relais pour le juge qui, faute de pouvoir ou de vouloir se référer à l’ordre public, déciderait de priver d’effet la couverture de telles sanctions.

En pratique, certains assureurs ont pu, au détour de conventions et conférences directes – dont il ne faut pas oublier qu’elles constituent aussi pour eux un vecteur de promotion – rassurer certains dirigeants sur le fait que leurs polices avaient vocation à couvrir ce genre de sanctions. Pour autant, les garanties prévues pour couvrir spécifiquement les amendes prononcées contre les dirigeants par les autorités administratives ne manquent pas d’être stipulées sous réserve que ces amendes soient «légalement assurables», ce qui laisse le débat tout aussi ouvert.

Cela étant précisé et à toutes fins utiles, il faut relever que l’inassurabilité des sanctions pénales ne s’applique qu’au montant des amendes stricto sensu. Dès lors, les conséquences civiles ainsi que les frais de défense et de procédure sont généralement inclus dans la police d’assurance.

1. K. Haeri et A. Cohen-Jonathan, L’assurance de responsabilité civile des mandataires sociaux de l’entreprise, Rev. sociétés 2015.487, §33.

2. Lamy Assurances, 2018, n° 2679.

3. V. notamment ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme

4. V. sur ce point N. Rontchevsky, Observations et interrogations sur les responsabilités administratives des dirigeants, Banque & Droit (hors série), Décembre 2017, p. 15 (voir en particulier §30 et suivants).

5.AFA, Guide pratique « La fonction conformité anticorruption dans l’entreprise », p. 16.

6. Loi n° 2016-1991 du 9 décembre 2016, article 17, II – 1°.

Dans la même rubrique

Etat des lieux des transmissions familiales

Le cabinet Racine a soufflé ses 40 bougies l’année dernière et compte aujourd’hui 250 avocats...

Les mécanismes de transmission d’entreprises aux salariés

Qu’il en soit le fondateur ou non, un chef d’entreprise désireux de transmettre celle-ci a souvent à...

Voir plus

Chargement en cours...

Chargement…