Table ronde

Investissement immobilier : un optimisme prudent

Publié le 16 juin 2014 à 10h43

Ondine Delaunay et Florent Le Quintrec

Le marché de l’investissement immobilier est assez actif. CBRE parle de «volumes prometteurs dans un contexte européen porteur» et a recensé 3,5 milliards d’euros d’engagements en immobilier d’entreprise au cours du premier trimestre 2014 en France. Au regard des opérations annoncées, ils estiment que 2014 devrait connaître le meilleur premier semestre depuis 2007 et dépasser les 10 milliards d’euros d’engagements. Etat des lieux du secteur par onze experts.

Etat des lieux du secteur

Nathalie Charles : Le premier trimestre de l’année a été très actif en matière d’investissement immobilier. Le caractère exceptionnel du volume de la période est cependant lourdement impacté par la transaction Cœur Défense qui représente 1,3 milliard d’euros. Au deuxième trimestre, une autre transaction est encore plus importante : l’opération de la création de la foncière Carmila, qui représente plus de 2 milliards d’euros. Il paraît donc certain que le premier semestre sera marqué par des chiffres élevés. Doit-on pour autant en conclure à une embellie du marché français ? Je n’en suis pas sûre. Certes, nous observons un retour des investisseurs étrangers, en comparaison aux deux dernières années, avec de l’appétit pour les actifs core et core +.

Les transactions organisées par appel d’offres ont tendance à atteindre des prix extraordinairement élevés. Mais ce sont des investisseurs assez volatils par rapport à des acteurs de plus long terme comme les compagnies d’assurances, les SCPI et les OPCI. Ce contexte ne nous permet donc pas de tirer des conclusions ni sur l’année entière, ni pour les deux ou trois prochaines années.

Carole Tran Van Lieu : Au premier trimestre, les transactions conclues concernaient plutôt des opérations décalées du quatrième trimestre de l’année précédente. On a peut-être un gonflement du volume, mais il n’est dû qu’à un report de calendrier. Il est difficile d’en tirer une conclusion sur le volume global de 2014.

Raphaël Brault : Notons toutefois un retour de la liquidité aussi bien du côté des investisseurs institutionnels, français et internationaux (compagnies d’assurance, fonds de pension), que de celui des véhicules de type retail (SCPI, OPCI grand public, etc.) qui font face à des collectes importantes. Par ailleurs on observe également un retour significatif des bailleurs de fonds et des prêteurs alternatifs avec des effets de levier et des niveaux de loan to value (LTV) qui augmentent. Tout ceci se traduit par un afflux de liquidité.S’agissant des opérations de grande taille récemment conclues, en dehors de Cœur Défense, on citera également Beaugrenelle, Le Madeleine, etc. Il s’agit d’un retour des grandes transactions que nous n’aurions pas forcément imaginé il y a encore deux ans. Les investisseurs institutionnels de type core, core +, investissent sur la classe d’actif immobilier qui est une vraie poche alternative par rapport à d’autres produits dont les rendements sont finalement très faibles, et qui offre une prime de risque ainsi qu’une relative protection contre l’inflation.

L’arrivée des investisseurs opportunistes

Eric Sasson : Indépendamment des éléments chiffrés, j’observe bien plus de joueurs sur le marché français qu’il y avait il y a un an ou deux. Ce sont des investisseurs connus qui reviennent sous une forme différente (Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan) et des nouveaux joueurs qui arrivent. Jusqu’à l’année dernière, nombreux étaient les investisseurs à investir en core ou core +. Désormais, on trouve des joueurs dans tous les secteurs : du core + jusqu’à l’opportuniste. Sur ce dernier type de deals, j’ai vu récemment 10 ou 12 investisseurs faire une offre sur un deal, ce qui n’était pas possible il y a encore un an. Cette tendance s’explique par le retour de la dette.

Le vrai frein se situerait plus du côté des vendeurs : sont-ils plus nombreux ? Je ne le crois pas. Enfin, s’agissant de l’économie française, les étrangers ont une vision moins pessimiste qu’il y a deux ans. A l’époque, on parlait d’une éventuelle sortie de l’euro. Désormais ce sujet n’est plus abordé. Sans tomber dans un optimisme béat, les acteurs ont l’impression que 2014 est un début de reprise, 2015 sera encore un peu mieux et 2016 devrait être bien.

Lionnel Gérard : S’agissant des investisseurs opportunistes et notamment des fonds de dette, le volume de transactions ne nous semble pas à ce jour significatif même si les transactions en question ont pu être très significatives.

Eric Sasson : C’est aussi parce qu’ils n’ont pas forcément atteint les prix demandés par le vendeur.

Lionnel Gérard : N’est-ce pas un phénomène d’attractivité lié au fait qu’on a des investisseurs – fonds de dette anglo-saxons ou fonds spécialisés – avec des demandes de return qui sont sensiblement plus élevées que d’autres types d’acteurs ?

Laurent Flechet : L’année dernière, il y avait uniquement des investisseurs core ou core +, et peu de produits. Ce type d’investisseurs est toujours présent, mais ils sont limités par le manque de produits. En revanche, il n’existait pas de marché pour les produits à restructurer. Or pour la première fois depuis le début de l’année, on voit désormais ces actifs sortir. Il y a sans doute une inadéquation entre le prix demandé et l’offre proposée des investisseurs, mais il y a clairement de la demande sur ce type d’actifs. Je pense notamment à un actif parisien où il y a eu 100 visites sur un immeuble.

Lionnel Gérard : C’est en effet nouveau par rapport à 2013.

Nicolas Dutreuil : Cette évolution de la demande vient à la fois du retour d’investisseurs  historiquement spécialisés sur les opérations à création de valeur, mais également de l’arrivée de nouveaux entrants qui pour trouver le niveau de rendement qu’ils ont l’habitude de servir ont dû s’adapter à l’évolution du marché en élargissant leur spectre d’intervention.

Laurent Flechet : Même sur le core ou le core +, on a pu constater un mouvement essentiellement parisien, puis sur la première couronne. Avec des immeubles bien loués, récents, de bonne qualité, on arrive à des taux que l’on n’a pas vus depuis très longtemps.

Aubry d’Argenlieu : Les rares opportunistes que l’on a vu apparaître portaient leur attention sur les zones de première et deuxième couronne, sur des immeubles compliqués où les prix proposés sont relativement bas et loin des souhaits des vendeurs. Certains vendeurs refusent et sortent l’actif du marché, d’autres, bien qu’ayant du mal à l’accepter, cèdent toutefois leurs actifs, sous la contrainte de problématiques de refinancement ou de fin de vie de fonds. Il est intéressant de noter effectivement que ces acteurs s’intéressent à des marchés délaissés depuis quelque temps et que l’on ressent une réelle volonté de prise de risque. Il va être intéressant à cet égard de voir comment les modifications apportées par notre gouvernement, avec les lois ALUR et Pinel notamment, vont être perçues par les investisseurs de manière générale et quels seront les impacts de ces changements sur les valorisations d’actifs.

Je pose donc une question aux investisseurs : comment allez-vous «pricer» les immeubles, sachant qu’il est fort probable désormais que les bailleurs supportent de réelles contraintes en matière de répercussions de charges, de répercussion de travaux d’amélioration environnementale, et de fixation des loyers dans le cadre des renouvellements ?

Nathalie Charles : La gymnastique qui consiste à négocier les franchises, les participations de travaux, etc. conduit à avoir des valeurs réelles locatives basses par rapport aux valeurs faciales affichées. Ceci risque de poser problème au moment des renouvellements : où sera la vraie valeur du marché ? De toute façon, les 10 % de la loi Pinel se calculeront en fonction du dernier loyer payé.

Eric Sasson : Il faut relativiser car de nouvelles lois sont publiées tous les trois mois dans notre pays. On s’adapte donc en permanence.

L’instabilité législative et fiscale

François Lugand : L’instabilité réglementaire et notamment fiscale est une donnée du marché français. En France, la fiscalité n’est pas stable, elle est réactive. Mais elle n’est pas forcément négative. Depuis une dizaine d’années, le traitement des actifs immobiliers est au contraire plutôt positif. L’immobilier a profité d’un certain nombre de mesures fiscales favorables : la constitution des SIIC, le régime de réduction des plus-values de l’article 210 E du Code général des impôts qui a permis de constituer des patrimoines significatifs, la création des OPCI qui drainent aujourd’hui plus de 30 milliards d’euros d’actifs sous gestion… Ces mesures fiscales ont d’ailleurs été utilisées de façon opportune par de nombreux acteurs de l’immobilier professionnel. Le secteur des SIIC en est le symbole et les récentes opérations sur leur capital démontrent l’attractivité de ce régime fiscal. Le contexte fiscal international est beaucoup plus instable pour les acteurs internationaux.

Tout d’abord, les conventions fiscales ne sont jamais renouvelées dans la transparence ; or un changement de convention peut totalement déstabiliser leur structure d’investissement. De ce point de vue, les investisseurs ont besoin d’être rassurés. Ensuite, la grille de lecture fiscale française est très complexe car les types de régimes différents ont été multipliés, comme les structures de détention des actifs. Ces situations sont difficiles à comprendre pour un opérateur étranger. Il reste complexe d’expliquer à un fonds asiatique ce qu’est un OPCI, comment on le gère et comment on fait l’underwriting de la fiscalité latente sur une acquisition de titres de société immobilière ! Enfin, la fiscalité est certes un élément qui rend les deals complexes, mais elle peut aussi être un moteur, un avantage compétitif pour les acteurs qui savent et ont les moyens de l’optimiser.

Eric Sasson : Lorsque l’on collecte de l’argent dans le monde, le «bruit» sur la fiscalité française est plus fort que les contraintes réelles. Lorsqu’on explique la réalité fiscale aux investisseurs étrangers, ils comprennent. Certains sont partis en Espagne en pensant atteindre l’Eldorado, et ils sont revenus en disant qu’au niveau des risques ajustés aux retours, la France est peut-être quand même plus intéressante que l’Espagne aujourd’hui.

Paul-Henri de Cabissole : S’il est en effet changeant, le droit français est tout de même fort et efficace. Pour preuve l’efficacité du titre de propriété constitue en France une base du métier de l’immobilier et est très rassurante pour des investisseurs étrangers. En outre, on peut en principe obtenir une pérennité de flux par la voie contractuelle en termes de baux. Certains disent que la loi ALUR changera cet état du droit, mais ce n’est pas mon point de vue. Sous les réserves qui ont été exprimées, je ne vois rien de particulier qui ferait que notre marché français serait spécialement moins attractif qu’un autre.

Le retour des prêteurs

Paul-Henri de Cabissole : Je note l’adaptation des prêteurs au marché tel qu’il évolue aujourd’hui. Eux aussi sont plus opportunistes. Les banques françaises ont baissé leurs marges de manière importante par rapport à l’année dernière. Les LTV ont tendance à augmenter légèrement. Les banques vont avoir plus de facilité à se positionner sur des actifs un peu plus risqués sans nécessairement toucher à leurs «economics».

Damien Giguet : Je ne suis pas aussi positif sur la rapidité d’adaptation du secteur prêteur. Le marché a été marqué par de nombreuses difficultés en 2013. Preuve en est : j’ai monté une affaire en 2012 sur le thème «il y a plus de dette, il faut aider les gens». J’ai dû le changer 12 mois plus tard pour le thème : «il y a trop de dette et il faut la canaliser pour que la ressource s’adapte aux bonnes problématiques». Il y a aujourd’hui beaucoup d’argent sur le marché de la dette. L’immense partie de cette dette est dirigée vers la même catégorie d’actifs, c’est-à-dire le core, le core +. Tout ce qui est opportuniste, structure compliquée, risque locatif, risque de construction, peine à être financé. Bien entendu, ceux qui avaient affiché clairement leur souhait de prêter 1 milliard d’euros par an sont bien obligés de trouver des opérations à financer et sortent donc un peu des sentiers battus. Mais il est toujours difficile de sourcer de la liquidité sur des sujets borderline.

Raphaël Brault : Au regard des transactions de la fin de l’année 2013 comme la Tour Pacific ou Les Miroirs, on voit que les prêteurs reviennent sur des profils de risques plus élevés, en ce compris les banques allemandes qui pourtant s’étaient éloignées de ce type de financement ces dernières années. Elles le font avec parcimonie et dans un contexte de gestion de portefeuille, mais elles sont présentes. Les investisseurs institutionnels comme les compagnies d’assurance regardent quant à eux des sujets d’acquisition en VEFA en blanc sur des grandes tailles unitaires. Il en va ainsi de certains actifs en première couronne nord de 30 000 à 40 000 m2. La question est donc de savoir où se placent les attentes de retour sur ces profils de risque opportunistes et value added. Sur des sujets de redéveloppements, l’exemple récent de la Rue de la Baume, qui a donné lieu à 27 offres alors qu’il s’agit d’un actif à restructurer avec un programme de travaux qui va durer deux ou trois ans, montre qu’il y a un regain d’appétit pour aller rechercher ce risque locatif. D’une manière générale, il existe un mouvement vers le haut dans l’échelle du risque.

Laurent Flechet : Sur le marché locatif, le taux se fait sur des niveaux de loyers et de risque de vacance important. Pour la première fois, quelques transactions sont en cours sur des grosses demandes. Le marché, sur des tailles unitaires, reprend légèrement des couleurs. Le contexte général est un peu plus serein.

L’attractivité du marché français

Raphaël Brault : Rappelons que la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne attirent 70 % des capitaux investis en l’immobilier commercial en Europe. On reste sur ces marchés qui sont core, car il y a une attractivité naturelle liée à la profondeur du marché, à un cadre juridique qui même s’il est fluctuant reste malgré tout sécurisant.

Laurent Flechet : J’ai toujours appris que le marché français était premier ou deuxième en termes de profondeur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui car le marché allemand est passé devant. En termes de compétitivité des entreprises, il faut arriver à des solutions évitant le départ de trop nombreux sièges sociaux sur l’immobilier tertiaire. Deuxièmement, en termes d’obsolescence du parc, il est nécessaire de simplifier les conditions au niveau des autorisations, des délais, des recours possibles.

Nathalie Charles : Le risque d’obsolescence fera en effet fuir les utilisateurs.

Eric Sasson : L’administratif est un véritable désastre et un frein en France. C’est difficile d’obtenir un permis de construire purgé du recours des tiers, contrairement à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne.

Nathalie Charles : C’est aussi un frein pour le rachat des actifs obsolètes. L’évolution des modes de travail et des technologies est marquée et surtout de plus en plus rapide. Elle va nécessairement impacter l’immobilier (de bureau) qui est par essence le lieu de travail. Nous observons déjà l’impact des évolutions en matière d’e-commerce sur le marché de la logistique. Or l’obsolescence immobilière est d’une durée plus courte. Un immeuble est par principe «immobile» et si on n’arrive pas à le modifier, à l’adapter, à faire du réengineering technique de façon beaucoup plus rapide, il y a un réel risque pour les entreprises.

Aubry d’Argenlieu : L’année dernière, nous sommes intervenus auprès de SAP sur une transaction. Entre la demande initiale de notre client au début du processus et sa demande in fine, on avait perdu 10 à 20 % de surface. SAP menait en effet une réflexion globale de rationalisation des surfaces, de façon de travailler différente, etc. Il est évident que les habituels gros utilisateurs revisitent totalement ces sujets et qu’ils seront donc amenés à prendre moins de surface. La France doit être bien consciente que pour garder les utilisateurs et surtout en faire venir d’autres, elle doit être attractive. En outre, la tendance est à la «verdification» obligatoire de tout le parc immobilier. Or, les récentes lois et projets de loi en cours sont en train de créer une épine dans le pied des investisseurs qui vont se retrouver seuls à supporter l’effort de modernisation du parc.

Nathalie Charles : C’est une épine dans le pied pour tout le monde, sauf peut-être pour les juristes qui géreront les contentieux derrière ! Tout ce qui tend à transformer le bail en un pavé, qu’il est déjà compliqué d’établir n’est ni de l’intérêt des bailleurs, ni des utilisateurs. Si la loi Pinel vise à protéger une certaine catégorie d’utilisateurs, notamment les petits commerçants, ils seront pourtant les moins accompagnés par des juristes dans les négociations.

Eric Sasson : C’est un problème français général de défense du petit par rapport au grand. L’immobilier ne suffira pas à garder les gens.

Raphaël Brault : L’attractivité du marché allemand est liée à des perspectives de croissance économique et donc d’augmentation des loyers qui n’existent pas en France aujourd’hui. Chez nous, l’accroissement des valeurs vénales est uniquement lié à la compression des rendements immobiliers et non à l’accroissement des valeurs locatives comme c’est le cas en Grande-Bretagne notamment. Sans croissance économique, les valeurs locatives ne progresseront pas, ce qui aura nécessairement un impact sur la valeur des biens immobiliers.

Laurent Flechet : Il existe un paradoxe entre une croissance qui reprend et qui devrait inciter à la demande en bureaux alors qu’il n’y a presque plus de programmes qui sortent. La pénurie est en train de se recréer.

Nicolas Dutreuil : Une autre illustration de la confiance des investisseurs étrangers dans le marché immobilier français est leur poids dans le capital des SIIC. Chez Gecina par exemple, deux tiers du flottant  est détenu par des investisseurs institutionnels étrangers, notamment anglais, néerlandais et nord-américains.

Aubry d’Argenlieu : Mais ils viennent moins en direct.

Damien Giguet : Un certain nombre d’investisseurs internationaux ont une stratégie d’allocation par régions, puis par pays. Ils ont massivement investi au Royaume-Uni et en Allemagne depuis 2009 qui étaient les deux marchés porteurs en Europe. Ils avaient complètement délaissé l’Europe du Sud, la France s’y incluant, et se sont récemment réintéressés massivement à l’Espagne et à l’Italie. Tous commencent aujourd’hui à se dire qu’ils sont trop investis en Europe du Nord et cherchent des marchés de report où ils n’ont pas suffisamment investi les années précédentes. La France en fait partie. Une revue anglo-saxonne a d’ailleurs publié il y a quelques semaines un article disant que c’était le moment d’investir en France. C’est un média assez suivi par les Américains, donc il y a potentiellement un regain d’intérêt des institutionnels nord-américains vers le marché français. S’agissant du core et de l’opportuniste, deux logiques s’opposent. Sur le core et core +, il existe une logique de placement.

La décision se fera sur le prix de l’acquisition et sur la contraction ou non des rendements. Cette situation donne l’impression qu’une bulle spéculative se forme sur ces actifs. Sur l’opportuniste, la logique n’est pas du tout la même. C’est une logique de return, qui dérive du prix d’acquisition mais aussi des projections qu’on a d’un environnement économique à long terme, notamment la progression des loyers. Les hypothèses restent extrêmement conservatrices chez ces acteurs.

Eric Sasson : Les fonds souverains semblent chercher davantage des actifs entre le core et le value added. En revanche, les fonds de pensions nord-américains veulent du value added ou opportuniste. En dessous d’un rendement de 15 %, ils ne sont pas intéressés à traverser l’Atlantique.

Paul-Henri de Cabissole : Y a-t-il alors des actifs disponibles sur le marché pour des investisseurs améri-

cains comme vous ?

Eric Sasson : Oui, il y en a quelques-uns mais il est vrai qu’ils ne sont pas nombreux. En France, j’en vois passer régulièrement sur mon bureau.

Carole Tran Van Lieu : Il est vrai qu’il faut différencier les stratégies des investisseurs selon leur provenance : les investisseurs asiatiques arrivent sur le marché français, les investisseurs américains y reviennent et les investisseurs européens, eux, ont tendance désormais à panacher et équilibrer leurs portefeuilles. Ce sont les conséquences de la crise de l’euro, l’attrait d’un marché immobilier est analysé à l’aune de ses voisins. La logique est celle de la diversification du risque immobilier.

Laurent Flechet : Il y a une typologie d’actifs qui peut séduire davantage certains investisseurs étrangers. Je pense notamment à une transaction de plus de 200 millions d’euros dans Paris où les trois mieux-disants sont étran-

gers. Et il n’y a pas de Français.

Eric Sasson : Le marché parisien est assez irrationnel. Il y a trois ou quatre ans, tout le monde parlait de la crise et voulait partir. Mais pour les étrangers, Paris reste toujours Paris. Ils peuvent se passer de l’Allemagne, mais pas de Londres ou de Paris. Je parle notamment des Américains et peut-être aussi des nouveaux entrants que sont les fonds souverains.

Laurent Flechet : A Paris, les transports en commun sont aussi un vrai sujet pour les investisseurs. Il n’y a pas eu de réinvestissement depuis trente ans sur le réseau de transports en commun en Ile-de-France et c’est un véritable manque. L’employeur est désormais contraint de l’intégrer dans sa sélection de bureaux.

Nathalie Charles : Cette situation aura un impact sur la volumétrie des transactions locatives. Il existe notamment un risque d’effet boomerang à ce sujet à Saint-Denis, même si certaines évolutions sont annoncées avec le Grand Paris. Cette question des transports est également importante concernant l’obsolescence et les restructurations. S’il est à la fois trop cher et trop long de restructurer des immeubles situés dans des lieux où il existe des transports, il faudra construire du neuf plus loin, mais on recréera de la difficulté sur les réseaux de transports et plus généralement sur les infrastructures. Il y a là un sujet lié à la façon dont l’Etat, en vingt ou trente ans, a complètement décentralisé les décisions autour de ces problématiques. Il essaie aujourd’hui péniblement de reprendre la main en Ile-de-France avec la métropole du Grand Paris, mais le calvaire est loin d’être fini. Les investisseurs doivent être capables de comprendre cette situation. Comme nous n’avons pas de visibilité sur les politiques à venir et sur les financements de ces décisions, il y a une modification de la façon dont nous pouvons prévoir le futur et de la sécurité que nous pouvons apporter. C’est aussi un frein à l’investissement.

François Lugand : Paris reste, dans l’environnement international, une place d’investissement absolument clé pour les investisseurs étrangers. Surtout lorsqu’ils sont eux-mêmes dans des situations de tension extrême sur leur propre marché domestique. On parlait précédemment de la problématique des permis de construire, des autorisations de manière générale en France, mais il faut admettre que cette situation a aussi énormément protégé l’immobilier. Si l’on observe ce qui s’est passé en Espagne où, du jour au lendemain, un concurrent pouvait construire un immeuble juste en face du vôtre, avec des règles de permis de construire beaucoup plus laxistes, on peut se dire que le marché français offre un certain nombre de garanties à un investisseur pour autant que le contexte ait bien été analysé.

Eric Sasson : C’est peut-être en effet utile pour protéger une maison sur la Côte d’Azur, mais ce constat ne marche pas à La Défense où les mauvais transports, les permis bloqués et les recours empêchent l’offre de se renouveler dans ce qui est le premier centre d’affaires européen.

La concurrence entre les banques et les fonds de dette

Paul-Henri de Cabissole : Il y a suffisamment de dossiers et il n’existe de mon point de vue pas de concurrence entre les banques et les fonds de dette immobilière. Il s’agit plus d’un travail en commun, avec une offre élargie et des intérêts qui s’alignent.

Carole Tran Van Lieu : La concurrence se fait peu au niveau de la marge, peut-être plus au niveau des parts finales ou de la maturité des crédits. Pour un financement conséquent, on observe couramment des club deals entre banques et prêteurs alternatifs où le pricing est forcément commun. Là encore, il faut distinguer selon la nature ou l’origine des prêteurs : les banques hypothécaires allemandes n’ont pas les mêmes coûts de refinancement que les banques françaises, et les fonds de dette peuvent avoir des exigences de rendement plus élevé que les compagnies d’assurance, la concurrence n’est donc pas toujours où on l’attend...

Paul-Henri de Cabissole : En réalité, la concurrence ne se fait pas au niveau de la catégorie de prêteurs mais en fonction du type de financement, entre le corporate et l’obligataire auquel notamment les grandes foncières cotées font largement appel d’une part, et le financement hypothécaire classique d’autre part. De plus, certains fonds d’investissement étant dans l’obligation de dépenser leurs collectes, ils pourront choisir de se financer en fonds propres avec appel réduit au financement externe, et ce même si ceci est à première vue plus coûteux pour eux.

Eric Sasson : Parmi les nouveaux entrants, ceux qui ont percé le mieux le marché sont ceux qui ont recruté des salariés issus du monde bancaire. C’est ce qui explique leur comportement similaire aux banques. Mais les fonds qui se sont créés depuis Londres en n’embauchant pas d’anciens banquiers ont eu du mal à percer.

Lionnel Gérard : Sur les actifs opportunistes, il existe certaines situations dans lesquelles l’investisseur actuel détient un actif peu attractif mais qui a toujours été loué dans des conditions favorables parce qu’il bénéficie de la présence d’une société représentant 80 % des surfaces locatives de l’immeuble. Compte tenu des nouveaux besoins de rénover l’immeuble et face à une valeur potentielle de cession probablement dégradée, l’arbitrage entre rénovation et cession est compliqué car cet actif n’attire que les prêteurs présents dans la tranche ultra-opportuniste avec des exigences de rendement décorrélées du rendement de l’actif. Je n’ai donc pas le sentiment qu’il y ait un véritable décollage du marché du financement sur cette classe d’actifs. Contrairement au marché core, core +, la liquidité me paraît beaucoup plus faible sur ce segment.

Nicolas Dutreil : L’approche des foncières est différente car elles raisonnent  plutôt en termes de financement d’une activité que de financement d’actifs. La concurrence se fait donc non seulement parmi les différents prêteurs mais également parmi les différents types de financements. D’une manière générale, les foncières s’appuient sur deux leviers pour se financer : d’un côté le financement bancaire corporate pour bénéficier de flexibilité et de l’autre l’hypothécaire mais aussi de plus en plus l’obligataire pour la maturité à moindre coût. Compte tenu des excellentes conditions offertes depuis un certain temps par le marché obligataire, ce type de financement est aujourd’hui celui qui est privilégié par les SIIC.

Aubry d’Argenlieu : On voit d’ailleurs toujours une réelle distorsion de concurrence entre les investisseurs en fonds propres qui peuvent acheter immédiatement et rapidement et se refinancer ensuite, et ceux qui ne peuvent utiliser totalement leurs fonds propres et sont obligés de trouver et de sécuriser le financement d’abord, plus aucun vendeur n’acceptant de conditions suspensives relatives au financement.

Eric Sasson : Le monde est finalement assez bien fait. Chacun va dans sa classe d’actifs et tant que certains ne se prennent pas à imaginer qu’ils peuvent gagner de l’argent sans risque, ce monde fonctionne correctement.

Nathalie Charles : Sauf qu’aujourd’hui on voit justement des gens qui se prennent à rêver. Au regard de la compression sur les taux pour certaines transactions value added avec du risque locatif, on comprend que certains confondent le core et le value added !

Sortie des opérations de 2007

Carole Tran Van Lieu : On a beaucoup parlé du mur de la dette, mais selon moi il n’y a plus de sujet.

Damien Giguet : On parle des actifs en difficulté depuis 2008, mais beaucoup d’investisseurs ont pris les choses en main. Des opérations de restructuration ont été montées et des refinancements anticipés. Les investisseurs n’ont pas attendu l’échéance des financements pour agir. Il y a une gestion proactive de ces problématiques, cumulée à un afflux de liquidités revenu sur le marché. Il n’y a donc plus aujourd’hui de problématique massive d’actifs de 2007 qui vont devoir être mis sur le marché.

Aubry d’Argenlieu : Certains ont été obligés de vendre. Pas pour des contraintes de financement, mais pour des contraintes de durée de vie des fonds.

Carole Tran Van Lieu : Les dossiers ont été traités au cas par cas, sans publicité et les volumes de dette à restructurer ont dégonflé.

Paul-Henri de Cabissole : Les banquiers ont joué leur rôle qui n’était pas uniquement de prêter de l’argent et d’attendre d’être remboursés. Face à certaines difficultés conjoncturelles d’emprunteurs, elles ont accompli en bonne intelligence un travail d’accompagnement en privilégiant des solutions concertées et pérennes qui ont notamment conduit à des prorogations et des restructurations efficaces. Si l’investisseur a une relation transparente avec son partenaire bancaire, la résolution de ces difficultés et le risque de casse peuvent être marginalisés.

Nathalie Charles : La crise des années 1990 avait donné lieu à de grandes conciliations sous l’égide du tribunal de commerce de Paris. Il y avait eu des renégociations très compliquées réunissant 20 banquiers autour de la table et le cycle était reparti. Quelques banquiers ont dû s’en souvenir et ont préféré régler ces situations plus discrètement. D’autant qu’ils étaient eux-mêmes investisseurs au tour de table.

Carole Tran Van Lieu : Le niveau des taux d’intérêt a permis de continuer à les payer, ce qui a facilité les discussions.

François Lugand : A la suite de cette crise, nombreux ont été les investisseurs à dire qu’ils ne voulaient plus toucher aux fonds, qu’ils ne voulaient faire que du club deal, etc.  Mais aujourd’hui, les fonds se sont repositionnés à la collecte, ont retrouvé une crédibilité, certes en faisant des concessions sur la gouvernance, sur la stratégie. Ils savaient en effet qu’ils ne pouvaient pas faire leur métier sur le long terme dans le cadre de club deals qui sont longs à mettre en place et nécessitent de concilier des approches différentes entre les investisseurs. 2013-2014 marque le retour probable des fonds dans l’industrie de l’immobilier en général.

Raphaël Brault : C’est en effet notable. Mais surtout sur les fonds opportunistes et notamment de la part des acteurs anglo-saxons qui sont prêts à se positionner sur des formats de fonds avec des gouvernances plus discrétionnaires sur des sujets opportunistes. Sur les profils de risque davantage core ou core +, ils devraient également revenir, notamment du fait de l’afflux de liquidités en provenance des fonds de pension et des assurances. Mais ce n’est pas encore le cas, on y revient doucement.

Eric Sasson : Blackstone vient tout de même de lever un fonds de core, core + de taille énorme. Personne ne l’imaginait il y a deux ans.

Laurent Flechet : Il existe une dichotomie entre les investisseurs étrangers qui reviennent sur ces actifs et les investisseurs français, notamment de long terme. La raison est simple : la réglementation Solvency II sur l’allocation en fonds propres n’incite pas à aller sur des fonds. Ces investisseurs français préfèrent alors investir en direct. Malheureusement, le frein va une fois de plus concerner les investisseurs français et européens qui subissent ces contraintes réglementaires.

Eric Sasson : Nous nous sommes imposé davantage de contraintes que les Américains.

Perspectives

Lionnel Gérard : Nous espérons évidemment un retour du volume des transactions. Le sujet étant de savoir sur quel type d’actifs elles se porteront. Les fondamentaux semblent quand même sensiblement meilleurs qu’en 2013, le principal facteur étant l’afflux de capitaux et de financement. Certaines transactions qui étaient jusqu’ici bloquées peuvent désormais se réaliser.

Paul-Henri de Cabissole : Il ne devrait pas y avoir de retournement ou d’événement majeur sur le financement ni sur la tendance que l’on connaît actuellement. Tout sera guidé par l’investissement qui est lui-même dicté par le marché locatif dans son ensemble.

Aubry d’Argenlieu : Nous espérons que tant les investisseurs que les utilisateurs auront confiance. Certains utilisateurs ont repoussé leurs projets de déménagement, de rationalisation ces deux dernières années. Ils sont aujourd’hui obligés de le faire et on les voit se poser la question de leur repositionnement. On espère que ce mouvement continuera et débouchera sur quelque chose.

Nicolas Dutreil : Compte tenu du programme d’investissement de Gecina, nous espérons une année 2014 marquée par des volumes importants pour nous permettre de nous positionner sur de nouvelles opérations du type de celles réalisées ces derniers mois comme Mirabeau, Marbeuf et plus récemment le France. Dans le cas contraire nous adapterons la structure de notre bilan le temps de trouver des opportunités correspondant à nos critères d’investissement. Il nous semble par ailleurs fondamental que le marché de l’investissement soit soutenu par une reprise du marché locatif afin de supporter les valorisations actuelles.

Raphaël Brault : Je ne m’attends ni à une baisse des prix ni à une remontée des rendements. Ceux-ci sont proches de ce qu’on avait connu en 2006-2007. Néanmoins, par rapport à cette précédente période, il est rassurant de voir qu’il y a encore une prime par rapport aux taux sans risques (OAT, bunds, etc.). Alors qu’on constate tous qu’il y a une décorrélation entre les valeurs vénales et le marché locatif, la question est de savoir combien de temps cette situation va pouvoir perdurer. Les valeurs locatives ont probablement atteint un point bas et les mesures d’accompagnement un point haut, le risque pourrait donc venir d’une éventuelle remontée des taux qui induirait une hausse des rendements attendus par les investisseurs immobiliers et donc une baisse des valeurs vénales.

En Europe, on aura probablement un décalage de deux ou trois ans en termes de remontée des taux par rapport aux Etats-Unis, où une hausse des taux est attendue pour 2015 avec la fin des politiques monétaires accommodantes. Je ne pense pas qu’on soit dans une bulle, mais est-ce qu’acheter aujourd’hui aux taux en vigueur sur un certain nombre d’actifs n’est pas prendre un risque sur le moyen ou long terme d’acter des moins-values en raison d’une politique monétaire future moins accommodante ? On verra sûrement les valeurs continuer à progresser mais on se demande jusqu’où il sera raisonnable d’aller.

Carole Tran Van Lieu : L’abondance de liquidités exerce une pression sur le marché de la dette en France. Les marges continuent de baisser et j’observe également une décorrélation entre les marges attendues par les emprunteurs et la qualité du bien à financer ou de son état locatif. Allianz Real Estate n’accompagnera pas cette surchauffe. J’attends plutôt de 2014 des opportunités au-delà des frontières de la France.

Eric Sasson : Je suis plus optimiste et note de la part de mes clients un appétit beaucoup plus acéré qu’il y a six mois. Un mouvement de fond existe qui a l’avantage de remettre l’Europe sur la carte mondiale des investisseurs, et de mettre la France au centre. C’est plutôt une bonne nouvelle. Je me réjouis que les liquidités soient nombreuses. Autre point positif : le gouvernement n’est pas inactif. Certaines actions sont maladroites, mais notons tout de même quelques tentatives d’améliorations dont les acteurs mondiaux ont pris conscience. Ces tentatives finiront bien par se traduire par un peu d’amélioration économique. Il y a donc des raisons d’être optimiste.

François Lugand : Les points positifs sont effectivement nombreux, même sur le plan fiscal. Pour la première fois depuis bien longtemps, nous parlons cette année de baisse des impôts sur les sociétés et d’attractivité. La volonté politique est là, reste à savoir si les moyens engagés sont suffisants. A mon sens, le mur de la dette est davantage du côté de la dépense publique que de l’engagement privé. Le financement privé est important et va permettre de créer un certain nombre d’opportunités. Les fenêtres de tir s’ouvrent rapidement et il existe de réelles opportunités, particulièrement pour des opérations opportunistes, dès lors que l’on dispose d’equity, de bons professionnels pour analyser le marché et lorsqu’on peut mobiliser de la dette bancaire.

Le cycle se remet en marche car des actifs commencent à être proposés avant qu’ils ne soient très matures. Certes, il y aura toujours un ou deux trimestres plus attentistes, mais de manière générale la situation de l’immobilier français s’améliore. Certains investisseurs étrangers, notamment les asiatiques, se positionnent désormais sur notre marché alors qu’il y a cinq ans, ils ne le regardaient même pas. Ils arrivent aujourd’hui avec des capitaux colossaux, les SIIC sont également très présentes, il existe donc une foule d’acteurs sur un marché relativement étroit.

Laurent Flechet : Je pense qu’il y aura une compression des taux avant la fin de l’année. N’oublions pas les réflexes de bons sens : si les taux sur les actifs de bureaux sont à 4 ou 4,5, il est certainement plus intéressant de regarder une autre classe d’actifs telle que le logement qui, in fine, présente des taux similaires mais dont le risque n’est pas le même. S’agissant des actifs commerciaux, je pense qu’il faut être très vigilant car les mutations sur les modes de consommation ne sont pas terminées et il y aura certainement des situations difficiles. Nous renforcerons l’année prochaine notre présence sur un secteur dans lequel nous croyons : celui de la santé.

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