Face à l’intensification des menaces commerciales et géopolitiques, la France dispose d’un arsenal efficace destiné à défendre ses intérêts stratégiques. Le rapport annuel de la direction générale du Trésor (DGT) fait état pour l’année 2024 d’une accélération du filtrage des investissements étrangers en France (IEF), malgré un marché du M&A atone. Derrière ces chiffres, une tendance de fond se confirme : l’Etat intervient plus que jamais pour protéger les intérêts stratégiques de l’Hexagone.
En 2024, dans un marché du M&A pourtant au ralenti, la France a enregistré un record d’activité en matière de contrôle des IEF : 392 opérations ont ainsi été soumises à la DGT, soit une hausse de près de 27 % par rapport à l’année précédente. Le rapport annuel de la DGT vient confirmer une tendance de fond : le contrôle des IEF s’impose comme un outil central de protection de la souveraineté économique.
Le cadre juridique de ce dispositif, qui trouve sa source dans le Code monétaire et financier (CMF), soumet ainsi à une autorisation préalable du ministre de l’Economie toute opération d’investissement (au sens de l’article R. 151-2 du CMF) réalisée par un investisseur étranger dans une entité de droit français dont l’activité est considérée comme « sensible ». Le périmètre du contrôle est défini par le CMF, qui recense les activités dites sensibles. Parmi celles-ci figurent notamment la cybersécurité, l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs, les technologies quantiques et les secteurs bas carbone.
Une activité record, miroir des enjeux contemporains
Sur les trois dernières années, on décompte six opérations d’investissement qui ont été refusées en raison de l’impossibilité de fixer des conditions permettant de garantir la préservation des intérêts nationaux. Ainsi, le blocage très médiatisé du rachat de Photonis fin 2020 (par l’Américain Teledyne) et la vigilance portée sur Velan et Segault, spécialisées dans les vannes nucléaires, en 2023 ont servi d’électrochoc : ces exemples illustrent la montée en puissance du contrôle, désormais systématique dans les secteurs jugés critiques. Concrètement, 337 décisions ont été rendues en 2024 pour 182 autorisations, parmi lesquelles 99 étaient assorties de conditions. Ces chiffres traduisent une volonté d’exercer un contrôle réel mais mesuré. La répartition des opérations contrôlées reflète les priorités stratégiques actuelles : 26 % concernent des activités sensibles « par nature » (comprenant notamment les secteurs de la défense et de la sécurité), 37 % les infrastructures et services essentiels (notamment, l’eau, le transport, la santé publique, la sécurité alimentaire, etc.), 14 % la R&D en technologies critiques ; 22 % relèvent de plusieurs catégories (1).
Le dispositif prévoit également la possibilité pour les investisseurs d’anticiper en interrogeant la DGT afin de savoir si une opération est soumise ou non au filtrage. Ainsi, en amont de l’opération envisagée, 49 décisions d’examen préalable ont été rendues, dont 73 % concluant à l’inéligibilité de l’activité, ce qui permet à l’investisseur de s’assurer que son opération ne fera pas l’objet d’une autorisation. Cette dynamique nationale s’inscrit dans un mouvement plus large à l’échelle européenne, où la Commission entend harmoniser et renforcer les dispositifs de contrôle.
Un projet de révision du cadre européen en cours d’examen
Le 24 janvier 2024, la Commission européenne a publié un projet de révision du règlement (UE) 2019/452 du 19 mars 2019 sur le contrôle des investissements étrangers. A travers cette réforme, la Commission européenne souhaite renforcer le mécanisme de filtrage en raison de l’augmentation des risques (pandémie, conflits armés, tensions géopolitiques, mutations technologiques) pesant sur les actifs européens les plus sensibles. Elle constate que de nombreux investissements étrangers échappent encore à tout contrôle, malgré leur impact potentiel sur les intérêts stratégiques européens.
Cette révision a pour objectifs de doter tous les Etats membres d’un mécanisme de filtrage obligatoire avec des règles harmonisées, d’améliorer l’efficacité du dispositif de coopération européen, d’élargir le périmètre des investissements à contrôler, et surtout d’introduire dans les dispositifs de filtrage des Etats membres la possibilité d’effectuer un contrôle a posteriori d’une transaction non notifiée dans un délai de 15 mois suivant la réalisation de l’opération (modèle anglo-saxon). Le 8 mai dernier, le Parlement européen a adopté sa version du texte, en élargissant encore la liste des activités présentant une importance particulière pour les intérêts de l’Union. Une phase de négociation en trilogues doit prochainement débuter.
Cette révision du cadre réglementaire européen est également scrutée de près à l’échelle nationale : le rapport d’information parlementaire du 22 mai 2025, consacré à l’évaluation du dispositif des IEF, estime que le mécanisme de filtrage doit être amélioré et intégré dans une logique de sécurité économique, de transparence et de souveraineté. Il suggère notamment un accroissement des pouvoirs de l’Etat, une extension des critères d’applicabilité du dispositif et un élargissement de la liste des secteurs stratégiques. Par ailleurs, il préconise la mise en place d’un véritable contrôle parlementaire sur le mécanisme de filtrage.
Pour la France et l’Europe, l’enjeu est désormais double : continuer de développer un dispositif de contrôle large et efficace, rendu nécessaire par les défis géopolitiques contemporains, tout en préservant son attractivité économique pour les investisseurs étrangers. Filtrer sans se fermer, protéger sans dissuader : l’efficacité du dispositif dépendra désormais de sa mise en œuvre concrète, de sa lisibilité pour les investisseurs, et de sa capacité à s’adapter aux évolutions technologiques et géopolitiques.
1. Ces catégories sont arrondies à l’unité par la DGT, expliquant un total inférieur à 100 %.