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La convention judiciaire d’intérêt public : une réelle avancée ou un danger pour les entreprises et leurs dirigeants ?

Publié le 12 avril 2019 à 12h02

Deux ans après la conclusion de la première convention judiciaire d’intérêt public («CJIP»), on peut s’interroger sur la réelle efficacité et les dangers de ce type d’accord négocié en matière pénale qui a profondément modifié le système procédural français.

La condamnation récente du chef de blanchiment de fraude fiscale d’une banque au paiement d’une amende record d’un montant de 3,7 milliards d’euros, intervenue après l’échec des négociations d’une CJIP, pourrait être interprétée comme une volonté de sanctionner plus lourdement les infractions économiques pour inciter les sociétés à conclure ce type d’accord et à éviter les risques d’un procès.

S’il n’est pas contestable que la conclusion d’une CJIP présente des avantages certains pour les personnes morales, le recours à cette procédure n’est pas dénué d’inconvénients, particulièrement dans le cadre de l’instruction, et pour les personnes physiques qui sont exclues de son champ d’application.

1.Rappel du régime juridique de la CJIP

Instituée par la loi Sapin II du 9 décembre 20161, la CJIP est un nouvel instrument de justice négociée largement inspiré des droits anglais et américain, qui permet aux entreprises de conclure un accord avec le Ministère public.

La possibilité de recourir à une CJIP n’est ouverte que lorsqu’une personne morale est mise en cause ou mise en examen du chef de corruption et trafic d’influence, fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale et délits fiscaux spéciaux. Son champ d’application n’a pas été étendu aux autres infractions.

Ce mécanisme permet aux sociétés concernées d’obtenir la suspension des poursuites pénales en contrepartie :

– du versement d’une amende pouvant atteindre jusqu’à 30 % de leur chiffre d’affaires annuel moyen calculé sur les trois dernières années ;

– de se soumettre pour une durée maximale de trois ans, sous le contrôle de l’Agence française anticorruption, à un programme de mise en conformité ;

– de la réparation, dans un délai maximum d’un an, du préjudice subi par la victime éventuelle de l’infraction selon les modalités définies par la CJIP.

Le recours à la CJIP peut être proposé soit :

– par le procureur de la République si l’action publique n’a pas encore été mise en mouvement2 ;

– par le juge d’instruction, à la demande ou avec l’accord du procureur de la République, si la personne morale mise en examen reconnaît les faits et accepte la qualification pénale retenue, qui peut transmettre le dossier au procureur de la République3.

La négociation et la conclusion d’une CJIP concernent exclusivement les personnes morales. Les personnes physiques ne peuvent pas en bénéficier et demeureront responsables pénalement des infractions commises pour la personne morale qu’elles représentent.

A l’issue de négociations confidentielles, le Parquet propose les termes de la CJIP. Si la personne morale donne son accord à la proposition de CJIP, le président du Tribunal de grande instance est saisi aux fins d’homologation.

L’ordonnance de validation n’emporte pas déclaration de culpabilité pour la personne morale, n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation et n’est pas inscrite au bulletin n° 1 du casier judiciaire4.

Le procureur pourra toutefois remettre en mouvement l’action publique si la société ne justifie pas avoir exécuté l’intégralité de ses obligations conformément aux termes de la CJIP.

2.La conclusion d’une CJIP présente de nombreux avantages pour les personnes morales…

En sus de sa rapidité et du fait qu’elle évite la publicité d’un procès dont les conséquences sont incertaines, la CJIP présente deux avantages juridiques manifestes.

2.1. Un moyen de limiter les risques de poursuites multiples dans les affaires relevant de la compétence concurrente de plusieurs Etats

Compte tenu de l’extraterritorialité des législations applicables en matière de lutte contre la corruption internationale, les entreprises poursuivies encourent le risque d’être condamnées plusieurs fois sur le fondement des mêmes faits en France et à l’étranger. En effet, le principe «non bis in idem» n’est pas applicable en matière internationale.

La négociation d’accords négociés entre plusieurs juridictions permet de limiter ce risque.

Les transactions conjointes conclues entre, d’une part, la Société Générale et, d’autre part, le «Department of Justice» américain («DoJ») et le Parquet national financier («PNF»), le 4 mai 2018, en sont une bonne illustration.

Dans cette affaire, la banque était soupçonnée de corruption d’agent public étranger en vue d’obtenir des marchés en Libye. Le DoJ, qui avait initialement ouvert une enquête, avait coopéré avec le PNF. Les deux autorités ont, par la suite, coordonné leurs actions afin de parvenir à la conclusion simultanée d’accords mettant fin aux poursuites, à savoir un «Deferred Prosecution Agreement» («DPA») et une CJIP, en exécution desquels la Société Générale a payé plus de 250 millions d’euros d’amende à chacun des deux Etats.

La Société Générale a ainsi évité d’être condamnée deux fois pour les mêmes faits en France et aux Etats-Unis.

2.2. Un moyen d’éviter l’interdiction administrative de soumissionner à des marchés publics en cas de condamnation pénale

Indépendamment des sanctions pénales pouvant être prononcées par les juridictions répressives, l’article 45 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics prévoit que sont exclues des procédures de passation des marchés publics les personnes qui ont fait l’objet d’une condamnation pénale définitive, notamment du chef de corruption et de fraude fiscale.

Cette exclusion d’une durée de cinq ans s’applique automatiquement, et ce même si la société n’a pas été condamnée à une peine complémentaire d’exclusion des marchés publics par le juge pénal5.

Cette sanction administrative automatique, qui n’est pas susceptible de recours, peut entraîner des conséquences dramatiques pour les entreprises dont l’activité dépend fortement de la commande publique.

C’est pourquoi la conclusion d’une CJIP constitue un moyen efficace d’éviter cette sanction administrative puisqu’elle n’entraîne pas les effets d’une condamnation pénale.

3. … mais n’est pas sans risque pour la personne morale elle-même et ses dirigeants

Au-delà de ces avantages, la CJIP n’est pas dénuée d’inconvénients juridiques.

3.1. En cas d’échec des négociations d’une CJIP au stade de l’instruction, cette tentative pourrait être interprétée comme une reconnaissance de culpabilité

Au stade de l’instruction, la négociation d’une CJIP est subordonnée au fait que la personne morale mise en examen «reconnaisse les faits et accepte la qualification pénale retenue»6 préalablement à la transmission du dossier au Parquet.

La mise en œuvre de cette condition préalable est extrêmement risquée en cas d’échec des négociations, car la loi ne prévoit pas de confidentialité de cette reconnaissance faite au magistrat instructeur. En effet, l’interdiction de faire état des déclarations et des documents lors de la négociation de la CJIP, édictée par l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale, ne s’applique qu’au procureur de la République.

Ainsi, en cas d’échec de la conclusion d’une CJIP, la reconnaissance des faits et l’acceptation de la qualification pénale pourraient être utilisées par les juridictions à l’encontre des intérêts de la personne morale.

Dans la mesure où les affaires de corruption et de fraude fiscale donnent très souvent lieu à l’ouverture d’une information judiciaire, il conviendra d’être extrêmement vigilant lors de la négociation éventuelle d’une CJIP pour se prémunir contre ce risque.

3.2. La conclusion d’une CJIP pourrait s’avérer extrêmement préjudiciable aux personnes physiques impliquées dans les faits

Il est particulièrement regrettable que la possibilité de recourir à une CJIP n’ait pas été étendue aux personnes physiques.

En effet, la conclusion d’une CJIP par une société aura nécessairement des répercussions négatives pour ses dirigeants et les personnes physiques mises en cause, puisque ses termes pourront être utilisés comme une présomption de culpabilité à leur encontre.

On peut donc craindre que la négociation des CJIP entraîne un alourdissement des sanctions à l’égard des dirigeants de sociétés.

Le recours à la justice, ou plutôt ses abus, pose d’autres problématiques auxquelles est déjà confrontée la justice américaine, à savoir :

– l’inversion de la charge de la preuve, qui est plus souvent rapportée par les sociétés elles-mêmes plutôt que par les autorités de poursuites ;

– le recours au «self-reporting» sans discernement ;

– l’absence de contestation de la compétence des autorités et/ou des qualifications juridiques qui pourraient pourtant être remises en cause…

Reste à espérer que les sociétés françaises et leurs conseils feront un usage raisonnable et modéré de la CJIP, dont on peut néanmoins se féliciter de la mise en place.

 

1. Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

2. Article 41-1-2 du Code de procédure pénale.

3. Article 180-2 du Code de procédure pénale.

4. Article 41-1-2 du Code de procédure pénale.

5. Article 131-39 du Code pénal.

6. Article 180-2 du Code de procédure pénale.

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