Longtemps critiquée pour ne pas avoir lutté efficacement contre la corruption transnationale, la France a adopté, en décembre 2016, la loi dite «Sapin 2». L’occasion de revenir sur le contexte de son adoption, ses principales dispositions, et de faire un focus sur l’Agence française anticorruption et les premières conventions judiciaires d’intérêt public.
Le contexte de l’adoption de la loi Sapin 2
«Un changement de culture est à l’œuvre et les réformes engagées entraînent une évolution des pratiques, mais il faut du temps pour que les effets en soient ressentis en France et à l’étranger.» C’est en ces termes que l’organisme Transparency International adresse ses encouragements à la France, classée seulement 23e pays sur 180 dans son indice de perception de la corruption, publié le 21 février dernier.
Déjà en octobre 2012, le Groupe de travail de l’OCDE considérait que le système français de répression de la corruption transnationale était insatisfaisant en raison du faible nombre de poursuites et de condamnations pour corruption d’agents publics étrangers. La loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, qui a renforcé, entre autres, la peine d’amende encourue en cas de trafic d’influence ou de corruption d’agents publics étrangers, n’a constitué qu’une timide avancée.
En effet, en octobre 2014, l’organisation internationale, dans son rapport de suivi de Phase 3, constatait encore qu’en France «la mise en œuvre de l’infraction de corruption d’agents publics étrangers demeur[ait] bien en deçà des attentes formulées […]».
En outre, il était nécessaire de concurrencer les législations étrangères d’application extraterritoriale que sont le Foreign Corrupt Practices Act américain (FCPA) de 1977 ou le UK Bribery Act de 2010. Par exemple, ces dernières années, plusieurs entreprises françaises (Technip, Total, Alstom), tombant sous le coup du FCPA, ont été contraintes de payer aux autorités américaines des amendes de plusieurs centaines de millions de dollars, dans le cadre d’accords passés avec les autorités américaines (Deffered Prosecution Agreements).
Mesure phare de la précédente législature, la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite «loi Sapin 2», a depuis été adoptée, et est entrée en vigueur le 1er juin 2017.
De quelques apports de la loi Sapin 2 en matière de lutte contre la corruption
Conformément aux dispositions de l’article 17 de cette loi, les dirigeants de certaines structures sociales doivent prendre, sous peine de sanctions, les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence. Environ 1 600 sociétés sont concernées.
Une nouvelle infraction de trafic d’influence d’agents publics étrangers est ainsi instaurée. De plus, le champ d’application territorial de la loi pénale française est désormais étendu : la loi Sapin 2 s’applique aux faits de corruption et de trafic d’influence internationaux commis à l’étranger non seulement par un français ou par une personne résidant habituellement en France, mais aussi par une personne «exerçant tout ou partie de son activité économique sur le territoire français» (C. pén., art. 435-11-2). A ce titre, se poseront les questions de la possible contrariété au principe non bis in idem et de la conduite des poursuites par les différentes autorités (répartition des poursuites et des gains ?). Il est également nécessaire de souligner le renforcement de la protection des lanceurs d’alerte, imposant notamment aux entités concernées de mettre en œuvre une procédure de recueil des signalements des lanceurs d’alerte.
Enfin, la nouvelle peine complémentaire de mise en conformité (C. pén., art. 131-39-1, créé par l’article 18, I de la loi Sapin 2) consiste, pour les entreprises condamnées pour des délits de corruption et/ou de trafic d’influence, en une obligation de mettre en œuvre, sous le contrôle de l’Agence française anticorruption et pour une durée maximale de cinq ans, un programme de mise en conformité. Ces frais sont à la charge de la personne morale condamnée. La violation de l’obligation de mise en conformité est punissable de deux ans d’emprisonnement et de 50 000 euros d’amende.
Focus sur l’Agence française anticorruption
L’Agence française anticorruption (AFA), dans le cadre de sa mission de conseil et d’assistance, aide les entités concernées à prévenir et à détecter les faits de corruption. Ainsi, après consultation publique, elle a élaboré des recommandations ayant vocation à aider les entreprises à satisfaire à leurs obligations prévues à l’article 17 de la loi Sapin 2. Elles ont été publiées au Journal officiel le 22 décembre dernier. L’AFA a précisé qu’elles sont dépourvues de force obligatoire et ne créent pas d’obligation juridique pour les entreprises. Notons que l’AFA, outre les huit mesures de prévention du risque de corruption issues de l’article 17, II de la loi Sapin 2, place en tête de ses recommandations une mesure dénommée «engagement de l’instance dirigeante dans la prévention et la détection de faits de corruption» l’érigeant en un préalable à tout programme de conformité efficace.
Autre mission de l’AFA et pas des moindres : contrôler, sur pièces et sur place, le respect par les entités concernées des mesures et procédures de conformité. En ce sens, elle a publié la Charte des droits et devoirs des parties prenantes au contrôle, ainsi qu’une fiche pratique relative au périmètre de ses contrôles pour les acteurs privés, et une pour les acteurs publics. Enfin, elle a dernièrement publié le questionnaire et la liste des pièces à fournir dans le cadre des contrôles des acteurs économiques. Les premiers contrôles, initialement prévus début 2018, ont finalement été lancés fin 2017.
A ce sujet, Charles Duchaine, directeur de l’AFA, auditionné le 22 février dernier à l’Assemblée nationale par la commission d’enquête sur les décisions de l’Etat en matière de politique industrielle, a déploré que la compétence de l’AFA en matière de contrôle ne soit pas extraterritoriale. En effet, les dispositions de l’article 17 de la loi Sapin 2 ne s’appliquent qu’aux entreprises dont le siège social de la société mère est situé en France. «[…] cela met à l’abri les groupes étrangers détenteurs de filiales sur le territoire national», explique-t-il. Pourtant, un des objectifs de la loi Sapin 2 était bien de concurrencer l’action des autorités étrangères…
Les premières conventions judiciaires d’intérêt public
La convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) est une transaction pénale sans reconnaissance préalable de culpabilité, à l’image des outils de justice négociée anglo-saxons, les Defered Prosecution Agreements américains et anglais, qui a pour effet d’éteindre l’action publique. Seules les personnes morales mises en cause pour des faits de corruption, de trafic d’influence, blanchiment, blanchiment aggravé ou blanchiment de fraude fiscale peuvent bénéficier d’une CJIP. D’ailleurs, le 16 janvier dernier, dans le cadre d’une mission d’information commune sur les procédures de poursuite des infractions fiscales, dite mission sur le «verrou de Bercy», lancée par 19 députés, Eliane Houlette, procureure du Parquet national financier (PNF), a été auditionnée. Elle a, entre autres, proposé l’entrée dans le champ d’application de la CJIP du délit de fraude fiscale.
L’avantage de la CJIP est la rapidité et la prévisibilité de la procédure que ce soit pour l’entreprise concernée, comme pour l’Etat.
L’autre intérêt est que les montants des amendes d’intérêt public prononcées lors de la conclusion de CJIP représentent des sommes importantes qui entrent dans les caisses de l’Etat et qui ne sont pas encaissées par des Etats étrangers. Pour rappel, conformément aux dispositions de l’article 41-1-2, I, 1° du Code de procédure pénale, «le montant de [l’amende d’intérêt public] est fixé de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel calculé sur les trois derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date du constat de ces manquements».
Une méthode de calcul que le ministère de la Justice a récemment précisé aux magistrats dans une circulaire en date du 31 janvier 2018, présentant et expliquant la mise en œuvre des dispositions pénales prévues par la loi Sapin 2, ainsi que les orientations de politique pénale en la matière. Un des apports essentiels de ce texte porte sur les modalités de détermination du montant de l’amende d’intérêt public prononcée dans le cadre de la CJIP : comment déterminer le plafond de cette amende et les avantages tirés des manquements constatés, et comment appliquer le coefficient multiplicateur, en fonction notamment de la gravité des faits, de la durée du manquement et des éventuels antécédents de la personne morale.
Le résultat ne s’est pas fait attendre, puisque la première CJIP a été conclue le 30 octobre 2017 par le PNF avec la société HSBC Private Bank (Suisse) et homologuée par le président du tribunal de grande instance de Paris le 14 novembre 2017. Par la conclusion de cette CJIP, la banque a reconnu les faits de démarchage bancaire et financier illicite et de blanchiment aggravé de fraude fiscale qui lui étaient reprochés et a accepté de payer une somme totale de 300 millions d’euros à l’Etat français au titre de l’amende d’intérêt public.
Les 14 et 15 février 2018, deux autres CJIP ont été conclues entre le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre et deux sociétés, et homologuées le 23 février dernier, mais cette fois, pour des faits de corruption. La société SET Environnement a accepté de payer une amende d’intérêt public d’un montant de 800 000 euros, des dommages-intérêts à EDF d’un montant de 30 000 euros, ainsi que l’engagement de se soumettre à un programme de conformité pendant deux ans, sous le contrôle de l’AFA. La société Kaefer Wanner, quant à elle, a accepté de payer une amende d’intérêt public d’un montant de 2 710 000 euros, des dommages-intérêts à EDF d’un montant de 30 000 euros, ainsi que l’engagement de se soumettre à un programme de conformité pendant dix-huit mois, sous le contrôle de l’AFA.