Fiscalité et conditions de marché ont considérablement bouleversé la manière d’aborder les management packages ces dernières années. Si les pratiques s’homogénéisent dans la structuration de ces instruments complexes, les règles de partage dépendent toujours du rapport de forces entre managers et fonds…
Entre le marteau d’une administration fiscale qui requalifie à la chaîne leurs managements packages et l’enclume de sponsors moins enclins à la générosité qu’auparavant, les dirigeants d’entreprises sous LBO se prennent parfois à regretter le temps béni où ils pantouflaient tranquillement à la tête de business units de grands groupes, sans business plan utopiste à tenir, dettes abyssales à honorer et actionnaires exigeants à satisfaire. Car le deal était bien clair à l’aube des années 2000 et des premiers beaux carve-out industriels : transformer en machines à cash de belles endormies en contrepartie d’une généreuse part du gâteau, et il a fonctionné au-delà de tout espoir pour beaucoup de cadres dirigeants propulsés millionnaires du jour au lendemain (voir encadré). De LBO secondaires en LBO tertiaires, les timides managers ont gagné en assurance et en expertise et se sont souvent retrouvés en position de faire pencher la balance pour le sponsor de leur choix dans les opérations les plus courtisées. Dès lors, le management package est devenu un argument de poids pour emporter la mise dans les deals les plus concurrentiels. «Sauf que les années de restructuration ont douloureusement prouvé aux dirigeants opérationnels que le plus beau des packages ne sert à rien quand le retournement de conjoncture empêche l’entreprise de rembourser sa dette dans les montages hyper-tendus, commente un conseil proche des managers. Dans les pires moments de crise, il vaut mieux partager avec son sponsor une vision stratégique plutôt que des perspectives de gain réduites à néant.» La valse des patrons de LBO emblématiques depuis les années 2010 a prouvé que les managers les plus aguerris n’étaient plus indéboulonnables. Et si les fonds français sont toujours réticents à couper les têtes, les hedge funds anglo-saxons qui les ont remplacés dans les lender-led en série connus ces dernières années s’embarrassent de beaucoup moins de scrupules. A de rares exceptions près comme ce fut le cas de Vincent Quandalle, nommé à la tête de Courtepaille début 2014 par Fondations Capital, mais qui s’est retourné contre son sponsor pour prendre le parti du créancier putschiste ICG lors de sa prise de contrôle le printemps dernier. Un retournement de veste qui a valu au management de conserver ses titres d’actionnaire de 15 %... pour le moment.
Fisc trouble-fête
Toujours est-il que les années de crise et de tension dans le couple fonds-manager ont laissé des séquelles dans la mémoire (et parfois dans les comptes en banque) des équipes dirigeantes, qui font désormais preuve de prudence, sinon carrément de frilosité dans la construction de leurs management packages. «Il était d’usage, il y a quelques années, de viser un TRI de 15 % ou un multiple de sortie de 2 fois l’investissement. Aujourd’hui, on tourne plus autour de seuils de déclenchement de 10 % de TRI et d’un multiple de 1,5», précise un conseil. La tendance est donc plutôt à sécuriser un minimum de rétrocession en négociant des hurdles à la baisse plutôt que de jouer à la loterie en tablant sur des niveaux de partage plus élevés conditionnés à des seuils de déclenchement utopiques. Ce retour à la raison aurait pu faire l’unanimité si l’administration fiscale ne s’était mêlée de la partie en jouant les trouble-fête. Utilisant l’arme redoutable de la requalification des gains issus des packages en complément de rémunération et par conséquent en salaire, elle traque le moindre indice prouvant que le dirigeant n’endosse pas pleinement son risque d’actionnaire. En témoigne l’affaire Hubert-Gaillochet qui a fait couler beaucoup d’encre dans le microcosme des conseils des managers et des fonds. Pour rappel, le groupe de boulangerie industrielle a fait l’objet d’un LBO primaire orchestré par Apax en 1999 qui l’a cédé en 2004 au groupe irlandais IAWS après avoir fait quadrupler ses revenus et sa rentabilité. Jackpot pour les managers ! Sauf qu’au bout d’un feuilleton judiciaire de 10 ans, l’épilogue signé par le Conseil d’Etat fin 2014 confirme la décision du fisc de requalifier ces gains en salaire. Conclusion : miser quelques milliers d’euros (13 613 euros exactement pour Bertrand Gaillochet) pour gagner au bout de cinq ans quelques millions (3 millions d’euros en l’occurrence) ne passe tout simplement pas (plus !) auprès de l’administration fiscale. «Il n’est pas forcément inopportun que Bercy rappelle quelques fondamentaux face aux dérives de certains management packages», souffle un fonds de la Place.
Exemplarité des GPs ?
Dans un buy-out primaire, le manager mise entre un et deux ans de salaire net après impôt pour détenir autour de 10 % en moyenne. Dans un LBO secondaire, il réinjecte entre 40 % et 70 % de sa plus-value nette pour s’adjuger parfois jusqu’à 30 % du capital. Ce gage d’alignement d’intérêts avec les actionnaires du private equity constitue tout de même le socle des LBO. Sauf qu’en la matière, les GPs ne donnent pas forcément l’exemple et sont eux-mêmes pointés du doigt par leurs LPs, qui sont une majorité (70 %) en Europe à juger inacceptable le niveau des commissions pratiquées par les gérants de fonds, d’après le baromètre de Coller Capital publié en juin dernier. Une étude des rémunérations dans le secteur du private equity publiée par Preqin en novembre dernier fait d’ailleurs état d’une augmentation généralisée des salaires et des bonus des GPs en 2015. Les trois quarts des équipes au niveau mondial sondées par le bureau d’études ont octroyé des augmentations de salaires de 7 % en moyenne et près de la moitié ont revu leur bonus à la hausse. Difficile dans ce contexte de donner des leçons d’austérité aux équipes de management, d’autant que les règles de partage de la plus-value entre managers et fonds ne sont pas toujours des plus équitables. Une redistribution au bénéfice de l’équipe de management de 20 % de la plus-value absolue réalisée sur une opération est un grand maximum, alors que c’est la norme pour le gérant du fonds pour toucher son «carried interest». En outre, la règle pour le GP est d’apporter un investissement personnel de seulement 1 % de la valeur du «deal» contre 5 % à 10 % pour le manager sur des LBO secondaires. Et enfin, le seuil de déclenchement (ou «hurdle rate») tourne autour de 8 % de TRI alors qu’il est rarement en dessous de 10 % pour les managers, et encore, il est souvent de 15 à 20 % pour les premières années avant de baisser sous l’effet d’un allongement de la durée de détention.
Quand les managers prennent le pouvoir
Pas étonnant, dès lors, que pour les deals les plus âprement disputés, les managers de LBO secondaires et tertiaires arrivent à la table des négociations avec des packages déjà ficelés et imposent leurs règles, pas seulement au niveau des taux de déclenchement de la rétrocession de la plus-value, mais aussi sur les conditions de leavers afin d’assurer leurs arrières en cas de débarquement indélicat et des clauses de «drag along» pour garder la main sur le timing de sortie. Les managers outrepasseraient-ils leurs droits et voudraient-ils être «califes» à la place du sponsor ? «C’est secrètement le rêve de beaucoup de managers qui finissent par bien maîtriser les rouages du LBO et vont chercher directement de la dette pour faire des montages sponsorless», constate, un peu dépité, un GP qui regrette cette confusion des genres. Un des exemples les plus emblématiques demeure celui de Ceva Santé Animale. Son management goûte au LBO dès 1999 quand PAI orchestre le spin-off du laboratoire vétérinaire de Sanofi. Sous l’égide de son président de l’époque, Philippe du Mesnil, une centaine de managers ont accès au capital lors du deuxième LBO avec Industri Kapital (aujourd’hui IK Investment) en 2003. Mais lors de la sortie de ce dernier en 2007, le management préempte la vente et prend le contrôle du LBO ter en invitant à son tour de table des minoritaires triés sur le volet : NiXEN PArtners (à l’époque encore scindé en Natixis Industrie et Ni Partners) et Euromezzanine dans un premier temps puis Sagard en 2010. Il faut dire que l’entreprise est un des fleurons du LBO tricolore, leader mondial sur son secteur avec une forte croissance à l’international, et particulièrement en Asie. C’est donc sans grande difficulté que lors de son quatrième LBO, le management dirigé par Marc Prikazsky (successeur désigné de Philippe du Mesnil à son départ à la retraite) et les 1 000 salariés actionnaires dans le cadre du FCPE ont réussi à garder leur bloc majoritaire tout en accueillant deux fonds stratégiques chinois et singapourien pour une valorisation d’1,5 milliard d’euros ! Ce cas d’école reste bien entendu assez exceptionnel mais a tout de même réussi à faire des émules, comme les dirigeants du groupe d’ingénierie Fives, un autre vétéran des LBO à répétition, qui ont progressivement fait monter l’actionnariat du management. Lors de son quatrième LBO avec Ardian, l’équipe, qui détenait déjà 40 % du capital, est devenue majoritaire. Elle a par ailleurs largement contribué à la structuration du deal. Après avoir subi en 2008 et 2009 le poids d’une dette devenue trop lourde à porter, l’ex-Fives Lille a réussi à négocier une dette corporate de 450 millions d’euros, moins coûteuse qu’une dette senior classique, et s’est donné ainsi les moyens de financer une stratégie de build-up intensive. Autre exemple encore plus abouti, le management du spécialiste de la restauration aérienne et aéroportuaire Newrest a réussi à monter jusqu’à 90 % du capital lors de la sortie d’Ardian en 2014. Ce spin-off du groupe Compass était déjà contrôlé par son management lors du LBO de l’ex-Axa PE en 2009. Sa croissance exemplaire (son CA est passé de 400 millions d’euros à près de 700 millions d’euros) a donné les moyens au management de prendre entièrement son indépendance. De quoi faire rêver les candidats de plus en plus nombreux aux LBO sponsorless !
Que sont-ils devenus, ces millionnaires du LBO ?
Ils ont connu les heures de gloire du LBO et se sont retrouvés propulsés dans le classement des fortunes de Challenges alors qu’ils étaient pour la plupart de «simples» cadres dirigeants de filiales de grands groupes avant de goûter aux joies des opérations à effet de levier. Pierre Bastid est certainement le plus connu tant l’histoire fabuleuse de Converteam est un record absolu du management package jackpot. Recruté par Alstom en 2004 à la tête de sa division «systèmes de conversion d’énergie» dont il n’arrivait pas à se délester, l’ingénieur orchestrera un LBO avec Barclays PE (aujourd’hui Equistone) pour une centaine de millions d’euros. Trois ans plus tard, l’ancienne filiale qui périclitait au sein du géant Alstom se transforme en pépite ultra-rentable sous le nom de Converteam. Le LBO secondaire avec le même Barclays PE accompagné de LBO France valorise l’entreprise 1,9 milliard d’euros dont près de la moitié reviendra au premier cercle des dirigeants… Pour autant, l’ingénieur devenu millionnaire ne va pas couler des jours heureux dans une île lointaine mais réinvestit une part significative de sa plus-value et reste aux mannettes opérationnelles de l’entreprise jusqu’à son rachat par GE en 2011 pour 2,6 milliards d’euros. Depuis, il s’est transformé en investisseur actif dans des domaines assez divers : on le retrouvera en 2011 aux côtés du FSI dans le capital de la biotech Cellectis pour laquelle il débourse une enveloppe de 25 millions d’euros. En 2013, il se lance dans un projet d’hôtellerie de luxe, Evok Hotels Collection, et tout dernièrement cet été, le voici au chevet des canots Zodiac, qu’il reprend en RJ, en compagnie d’un autre ex-manager de Converteam, Florent Battistella et de Dominique Heber-Suffrin, qui doit aussi sa fortune (mais dans une mesure plus modeste) au LBO (Harlé Bickford avec Argos Soditic).
Le passage du statut de manager LBO à celui d’investisseur est d’ailleurs devenu un parcours classique. C’est bien sûr le cas de Claude Darmon, encore un transfuge d’Alstom duquel il a émancipé Cegelec pour un LBO primaire avec Charterhouse et Qualium (CDC Equity Capital à l’époque) en 2001, puis avec LBO France en 2006 avant de finir dans l’escarcelle de Qatari Diar en 2008. Il crée Dzeta Conseil en 2009 et se consacre à son tour aux deals du mid cap avec le succès que l’on sait. Le fondateur d’Elior, Robert Zolade, 114e fortune de France dans le classement du magazine Challenges, a, lui, choisi une stratégie d’investissement de long terme à la manière d’un family office à travers son véhicule Octant Partenaires. Même perspective long terme pour la holding entrepreneuriale Yam Invest, créée par Arnaud de Ménibus, ancien dirigeant de Cogedim, et qui se distingue par un angle d’investissement sectoriel (Time Investors pour le digital, Helse pour la santé)… D’autres managers n’ont pu se résoudre à quitter l’adrénaline de l’opérationnel malgré l’usure de plusieurs LBO successifs. C’est le cas du duo fondateur mythique de Webhelp, Olivier Dua et Frédéric Jousset qui viennent de rempiler pour un quatrième LBO avec KKR qui valorise leur entreprise plus d’un milliard d’euros et leur donne la majorité en droits de vote. Après son éviction l’été dernier de Terreal repris par ses créanciers, Hervé Gastinel ne s’est pas résolu à renoncer au management d’un groupe industriel et s’est trouvé un point de chute à la tête du leader du nautisme Bénéteau. Enfin, Olivier Legrain, qui a aussi connu à la tête de Materis le faste et le retournement des LBO, détient la palme de la conversion la plus originale puisqu’il a ouvert un cabinet de psychanalyse… mais le secret médical ne permet pas de savoir s’il compte beaucoup de managers de LBO dans sa patientèle !
Dividend recap, source de tension entre managers et fonds
Le retour des liquidités et d’une conjoncture plus favorable ne signent pas toujours la paix et l’harmonie dans les relations entre manager et fonds. Comme dans tous les couples, certains sujets d’argent peuvent être source de friction, voire de rupture fracassante. En témoigne l’exemple du groupe sarthois de menuiserie FPEE Industries, qui a défrayé la chronique l’hiver dernier. L’entreprise était détenue à 63 % par Naxicap, Pragma et Equistone, depuis un LBO secondaire survenu en 2009, le solde revenant à Marc Ettienne, le fondateur, et aux managers menés par la présidente Cécile Sanz. En février 2015, cette dernière est révoquée brutalement lors d’un conseil de surveillance extraordinaire de FenetriA, la holding de tête du LBO. Elle est remplacée par Olivier de la Morinière, ancien dirigeant de Fraikin dont Pragma Capital a été actionnaire entre 2003 et 2007. Selon la présidente révoquée et le fondateur actionnaire qui l’a soutenue, la source du conflit remonte à l’opération de dividend recap envisagée au printemps 2014 par les actionnaires et à laquelle le management s’est opposé pour ne pas grever les finances de l’entreprise. Surtout qu’un premier dividend recap avait déjà été effectué en 2011, pour un montant de 119 millions d’euros, couvrant 70 % de l’investissement réalisé par les fonds…
S’ensuit un scandale politico-médiatique (grève et manifestations des salariés devant la presse, interventions politiques, etc.) qui poussera même l’AFIC à convoquer les sponsors devant la commission déontologique de la profession. Face à la mobilisation des salariés mais aussi des réseaux revendeurs, qui appelaient eux aussi au retour des dirigeants en place, le dossier est remonté jusqu’au ministère de l’Economie. Bref, le parfait scénario cauchemardesque pour les acteurs du private equity français qui s’appliquent depuis toujours la maxime : «Pour vivre heureux, vivons cachés.» Autant dire que les fonds ne vont pas tarder à capituler. La dirigeante de FPEE reprend le contrôle de l’entreprise, accompagnée de son fondateur et accueille Arkéa Capital Investissement et Siparex en minoritaires au printemps dernier.