Continent aux multiples réalités économiques et politiques, l’Afrique attire de nombreux investisseurs, issus des pays occidentaux mais aussi des pays émergents. Car au-delà de son vivier de matières premières, l’Afrique est désormais vue comme une addition de marchés intérieurs à fort potentiel, où le consommateur deviendra l’acteur-clé de la croissance à venir.
Des Afriques aux caractéristiques distinctes
Tibor Asboth, responsable adjoint de l’équipe Afrique de Proparco : Proparco est la filiale de l’Agence du développement en charge du financement du secteur privé. A ce titre, en 2018, nous avons engagé 1,6 milliard d’euros, dont près de 40 % en Afrique. Selon les chiffres de l’AVCA (African Private Equity and Venture Capital Association), près de 60 % des opérations du premier semestre 2019 ont porté sur le secteur financier ou sur les biens de grande consommation. Ces deux secteurs concentrent un volume important de transactions même si l’infrastructure continue d’être dynamique.
Concernant les géographies, près de 30 % des investissements se concentrent sur l’Afrique du Sud, et près de 20 % en Afrique du Nord, tandis que près de la moitié des opérations sont multi-pays. En dehors des quelques grands marchés que sont le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Kenya, le Maroc et l’Egypte, les économies sont encore de taille relativement modeste. En conséquence, les fonds de private equity vont de plus en plus vers des projets de build-up impliquant plusieurs pays, ce qui permet également de diversifier les risques.
Luc Rigouzzo, associé gérant, Amethis : Une autre caractéristique du capital-investissement africain c’est la taille des transactions, assez homogène dans les trois zones : la moyenne se situe entre 6 et 8 millions de dollars seulement. La grosse majorité des transactions est de taille modeste et concerne des entreprises familiales.
Hervé Schricke, président du Club Afrique de France Invest : Il est difficile d’analyser le capital-investissement africain sans regarder l’historique du capital-investissement dans les pays développés. Ce que nous décrivons pour le marché africain correspond au marché du private equity français il y a quinze ou vingt ans : essentiellement du capital-développement et un ticket moyen de quelques millions d’euros, mais souvent moins. L’Afrique suit exactement le même modèle. Le continent voit par ailleurs émerger un marché de capital-innovation. Il y a encore trois ans, la majorité des investisseurs pensait que ce type d’investissement n’était pas adapté. C’était une erreur. Il y a des innovations et des projets à financer. Il faut par ailleurs être conscient que les statistiques concernant les investissements en Afrique sont certainement sous-estimées, comme c’était le cas en France il y a vingt ans, car les fonds ne remontent pas systématiquement leur activité à l’AVCA ou à d’autres organisations.
Luc Rigouzzo : Cette prudence sur les chiffres me paraît essentielle. Nous disposons de moyennes qui mélangent plusieurs réalités et donc in fine n’ont pas toujours beaucoup de sens. L’Afrique du Sud, l’Egypte et le Nigeria sont surpondérés. Ces trois pays concentrent la majorité des volumes des investissements. Or, tous trois ont connu de fortes dévaluations monétaires ces dernières années, ce qui mécaniquement a généré une baisse des retours sur investissement (TRI). Le TRI moyen des investissements en Afrique n’a alors pas de sens.
Pour notre part, nous investissons dans les pays diversifiés, peu dépendants des matières premières, de taille moyenne, avec une croissance annuelle comprise entre 5 et 10 %. Ils sont par ailleurs assez stables sur le plan monétaire, qu’il s’agisse du Kenya, du Maroc ou de l’Ile Maurice. Sur notre zone, nous avons moins de 1,5 point d’écart entre le TRI en euros et le TRI en devise locale.
Il y a donc trois zones aux dynamiques différentes : les pays que je viens de décrire, avec une économie diversifiée et une assez forte croissance ; des pays un peu plus matures mais tout de même en croissance, comme le Maroc ou l’Ile Maurice qui ont déjà un niveau de vie relativement élevé ; et enfin les trois grands (L’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Égypte) dans lesquels il faut des rendements en monnaie locale très élevés pour couvrir le risque de dévaluation.
Dominique Lafont, CEO de Lafont Africa Corporation, vice-président du comité Afrique du Medef International, et ancien président de Bolloré Africa : Il me semble que les avantages discriminants des pays traditionnellement leaders en termes d’attractivité s’atténuent et qu’un plus grand nombre de pays africains, conscients de l’importance de l’investissement comme moteur d’une croissance durable, se préoccupent davantage de construire leur attractivité et deviennent ainsi plus visibles. Plusieurs facteurs d’attractivité permettent d’ouvrir un plus grand nombre de pays aux investisseurs étrangers. Tout d’abord, les matières premières. La découverte de pétrole et de gaz au Sénégal et en Mauritanie, par exemple, va avoir un fort impact sur ces économies. Ensuite, les investisseurs recherchent des marchés ayant une taille critique, et s’intéressent donc à tous les pays ayant vocation à devenir des hubs régionaux. Or, ils sont de plus en plus nombreux. Auparavant, en Afrique de l’Ouest, c’était surtout le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Désormais, il faut aussi compter avec le Ghana, le Togo ou encore le Bénin.
Autre facteur : le développement des investisseurs africains qui participent à l’émergence d’une économie régionale. Enfin, il y a une prise de conscience de l’importance de structurer l’environnement économique et juridique afin qu’il soit plus attractif pour les investisseurs étrangers. Des mécanismes régionaux se mettent en place et viennent conforter le droit, avec par exemple la création de cour d’arbitrage. Les zones d’activité économique se développent un peu partout. L’un des meilleurs exemples sur le continent est celui de Tanger Med, au Maroc. A partir d’un port de stature internationale, qui aujourd’hui est le plus grand port d’Afrique, relié par une ligne TGV aux autres villes importantes du pays, les autorités ont développé des zones d’activité, sur l’automobile, le textile, l’aéronautique qui ont attiré plusieurs centaines d’entreprises internationales... Des offres de formation ont également été créées en partenariat avec les universités. Il y a une vraie stratégie de développement avec in fine une création de 50 000 emplois.
J’ajouterai cependant une nuance à ces facteurs positifs : le politique. Si le fait démocratique a plutôt progressé au cours des dernières années, les déstabilisations politiques, qu’elles soient d’origine interne ou externe, étaient moins nombreuses auparavant. C’est je crois une réalité qui vient atténuer l’attractivité de l’Afrique.
Une stratégie d’investissement régionale
Sena Agbayissah, associé, Hughes Hubbard & Reed : J’aimerais rebondir sur ces différents propos. Il existe en Afrique des marchés cachés que les investisseurs étrangers n’identifient pas toujours. Ce sont notamment les marchés régionaux comme l’UMOA (Union monétaire ouest-africaine), la Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale), la Cedeao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). L’Afrique orientale, l’Afrique australe (marché commun de l’Afrique orientale et australe) et la région des Grands Lacs (Communauté économique des pays des Grands Lacs «CEPGL») ne sont pas en reste. Même si pour l’heure, ils ne fonctionnent pas toujours encore très bien, ils ouvrent de larges marchés. Selon moi, les investisseurs n’exploitent pas assez ces opportunités et raisonnent encore sur la base des marchés nationaux cloisonnés. Au niveau politique, la stabilité s’améliore. Beaucoup d’Etats établissent par ailleurs des plans nationaux de développement pour lesquels des financements privés sont nécessaires.
Pierre Marly, associé CMS Francis Lefebvre Avocats : Toyota a récemment décidé de construire une usine d’assemblage en Côte d’Ivoire, s’implantant pour la première fois en Afrique de l’Ouest. Si le groupe s’implante dans ce pays, ce n’est pas seulement pour le marché national, mais bien pour le marché sous-régional. Beaucoup d’acteurs européens ont une lecture continentale de l’Afrique, qui est fausse au vu de la diversité du continent, il faut avoir une lecture régionale qui correspond aux marchés régionaux de libre-échange.
Dominique Lafont : C’est une affaire de vision. Les investisseurs et les industriels en sont conscients. J’ai récemment échangé avec le CEO d’un groupe automobile qui suivait ce raisonnement régional dans sa réflexion stratégique de pénétration de l’Afrique subsaharienne sans bien la connaître. Mais les Etats africains ont encore beaucoup de progrès à faire en matière de coopération régionale.
Par ailleurs, l’investisseur va toujours s’interroger sur la réalité opérationnelle de la zone de libre-échange sur laquelle il souhaite se positionner. S’il investit au Ghana, va-t-il pouvoir exporter en Côte d’Ivoire sans subir de barrières, tarifaires ou non tarifaires ? Sur ce point, j’ai l’impression que les zones de libre-échange fonctionnent de mieux en mieux.
Sena Agbayissah : Pourquoi le Maroc a-t-il souhaité adhérer à la Cedeao ? Certainement pour bénéficier de ce grand marché ouest-africain. Au plan des pays d’Afrique francophone, si l’on prend l’Afrique centrale et l’Afrique de l’Ouest, l’expérience montre que la zone UMOA fonctionne mieux que la zone Cemac. De prime abord, un investisseur étranger peut craindre d’être bloqué dans ses échanges avec les pays voisins malgré l’existence de ces institutions. Mais bien souvent en pratique, lorsque l’on entreprend de rencontrer les autorités compétentes dans les pays, on obtient les autorisations nécessaires pour accéder aux différents marchés.
Dominique Lafont : Il faut néanmoins que la vision régionale s’appuie sur une politique d’actions concrètes. Pour reprendre l’exemple du Maroc, les responsables politiques ne se sont pas contentés de discours, ils ont construit dans la durée un port international avec plusieurs zones économiques spéciales derrière, chacune dédiée à un secteur industriel spécifique.
Pierre Marly : Le Maroc a également tourné son économie vers le Sud. C’est aujourd’hui le premier investisseur en Afrique subsaharienne.
Dominique Lafont : C’est vrai même si ses zones d’activité sont pour l’instant plus tournées vers l’export international que vers le Sud.
Luc Rigouzzo : Il y a deux mouvements : un mouvement logistique tourné vers l’Europe, et un mouvement d’investissement tourné vers le Sud. Je pense effectivement que la stratégie marocaine est brillante.
Alexandre Vilgrain, président de Somdiia et président du CIAN (conseil des investisseurs en Afrique) : Il y a «plusieurs» Afriques avec de grandes disparités entre des pays comme l’Afrique du Sud, la Tunisie, l’Egypte, l’Ethiopie ou le Cameroun. A l’intérieur de ces grandes zones, il y en a certaines qui sont bien organisées, d’autres moins. Dans certains cas, le facteur géographique reste un obstacle qui freine les exportations d’un pays à l’autre. Ce n’est pas uniquement lié à des problèmes d’infrastructures, c’est aussi une question de sécurité qui peut gêner la libre circulation des collaborateurs d’une entreprise. S’ajoute ensuite la variable politique avec un risque que l’économie se fige dans les pays où les dirigeants enchaînent les mandats.
Les banques et les entreprises rencontrent aussi des difficultés, même à l’intérieur d’une même zone comme la Cemac. Pour exécuter des virements entre deux pays africains, il est parfois plus simple de passer par Paris…
Luc Rigouzzo : En réalité, il s’est surtout produit un changement radical par rapport au modèle existant il y a 30 ou 40 ans. A cette époque, le gros des échanges consistait à exporter des matières premières et à importer des produits finis. Dans ce schéma-là d’extraversion de l’économie, les faiblesses logistiques étaient un handicap. Par exemple, il fallait compter 40 dollars pour transporter une tonne d’huile de palme de Kuala Lumpur à Rotterdam, et 100 dollars pour un transport d’Abidjan à Rotterdam. Aujourd’hui, la grande révolution sur le continent africain, c’est le développement du marché intérieur. La croissance de l’Afrique aujourd’hui, c’est celle du consommateur africain. Les groupes historiques de la filière agroalimentaire qui étaient extravertis commencent à se tourner vers le marché intérieur en diversifiant leur offre. Les secteurs dans lesquels il faut investir in fine, ce sont tous ceux qui fournissent des biens et des services aux consommateurs locaux. La banque n’y fait pas exception, c’est une activité de détail. A la faveur d’un grand mouvement de digitalisation de son modèle, elle permet d’accélérer l’accès à la bancarisation. Beaucoup d’opérateurs investissent aussi dans l’éducation qui est un secteur assez rentable. La croissance du marché intérieur varie évidemment entre les pays, mais cela reste un changement très profond. Amethis a suivi cette évolution et opère aussi bien en B-to-C qu’en B-to-B, dans la grande distribution et la santé en Côte d’Ivoire par exemple, ou encore l’imprimerie et l’emballage au Kenya. Prenons l’exemple du Nigeria, où le pétrole constitue le premier poste d’exportation du pays avec 94 % du total à l’origine de 55 milliards de dollars de recettes et d’un excédent commercial de 19,2 milliards en 20181 Or, le secteur pétrolier ne contribue directement au PIB qu’à hauteur de 9 %. Le secteur des télécoms pèse plus lourd que le pétrole dans le PIB national. De même, la formation brute de capital fixe est constituée par les infrastructures urbaines, des maisons individuelles à la voirie urbaine.
Alexandre Vilgrain : Les pays de la Cemac ou de l’UMOA ont tous connu une vague d’industrialisation avec le même souci qu’en Europe, celui d’atteindre la taille critique nécessaire.
Dominique Lafont : En regardant les chiffres macroéconomiques, on réalise que l’industrialisation de l’Afrique a plutôt reculé au cours de ces quinze dernières années. Mais ce phénomène d’industrialisation s’exprimait, à l’époque, sur des marchés nationaux et non régionaux. Les industries qui ont actuellement le plus de chances de survivre sont celles qui vont s’inscrire dans une économie régionale. A cet égard, les choses se présentent mieux aujourd’hui car le désenclavement a progressé. Prenons l’exemple du Sénégal. Ce pays a fait de très grands progrès en termes d’aménagement du territoire, au moins dans la région de Dakar, avec un aéroport à 70 km de la capitale inauguré en 2017, et un nouveau port en cours de construction à une vingtaine de kilomètres de Dakar. Ils ont également construit une autoroute à péage il y a quelques années. Et une nouvelle zone d’activité économique reliée par un train express régional (TER) et l’autoroute est en cours de création à Diamniadio. Le développement urbain est considérable au point de créer des congestions au niveau du trafic automobile. Ces désenclavements permettent la constitution d’ensembles régionaux. En conséquence, les industries attractives sont celles qui créent de la valeur à l’échelon local. Le vrai sujet aujourd’hui est de savoir comment on crée cette valeur locale. Ces questions sont abordées d’une façon nettement plus volontariste de nos jours. Nous assistons à un mouvement de recréation et de réappropriation d’industries régionales en particulier dans les pays côtiers politiquement stables et disposant à la fois de bonnes connexions entre eux et d’une main-d’œuvre suffisamment formée pour répondre aux besoins locaux.
Alexandre Vilgrain : Il sera intéressant à cet égard de voir ce qui va se passer au niveau de la filière cacao. Le Ghana et la Côte d’Ivoire sont leaders en termes de production, mais la transformation se fait en dehors du continent. Avec une vraie volonté politique, la donne pourrait changer avec une production du chocolat non plus en Suisse, mais sur place.
Luc Rigouzzo : En dépit d’un développement fantastique au cours de ces 30 dernières années, la filière café-cacao, qui reste bien sûr essentielle pour les planteurs ivoiriens, ne représente toutefois plus un pourcentage aussi important que par le passé du PIB ivoirien par rapport aux services et à l’industrie. Ce sont bien les services locaux qui tireront la croissance et pas forcément l’export.
Alexandre Vilgrain : L’Afrique doit être en mesure de se nourrir elle-même. Cela ne signifie pas que tout doit être produit sur place. Il faut par contre que les pays africains puissent échanger des produits finis, ce qui nécessite aussi de protéger les marchés.
Baliser les risques de l’investissement
Pierre Marly : Le poids des pouvoirs publics dans les projets d’investissement est une des particularités du continent africain. Même si les partenariats privés avec des groupes familiaux régionaux se développent, une partie significative des deals dans les infrastructures se fait avec des partenaires publics, ce qui complexifie la question de la sécurisation. En cas de non-exécution par une des parties des obligations contractuelles, le choix du juge devient crucial. Mais les juges africains ont souvent moins de moyens que leurs homologues occidentaux. Les moyens d’enquête et d’audition devraient notamment être renforcés localement. De plus, en cas de litige en matière fiscale ou douanière, les Etats sont rarement condamnés. Ces deux éléments influent largement sur la structuration des investissements. Le recours à un arbitrage international, et non à un juge local, est donc assez fréquent pour ne pas dire systématique. Reste la difficulté de faire exécuter la sentence localement. L’idéal serait de chercher un arbitrage en Afrique pour éviter que la sentence soit perçue comme une décision des pays occidentaux, ce qui freine son exécution.
Sena Agbayissah : Des cadres juridiques suffisants existent pour faire du business. L’Afrique a même été en avance, sur certains points par rapport aux systèmes juridiques européens. C’est notamment le cas de la mise en place, dans le cadre de la législation Ohada (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires), d’un dispositif d’appel public à l’épargne régionale. A partir d’un des pays membres de l’Ohada, il est ainsi possible de lever des capitaux dans tous les autres pays membres de cette organisation. C’est une solution à laquelle les investisseurs ne pensent pas assez souvent. Une directive de l’UMOA applicable aux partenariats public-privé (PPP) est également en cours de préparation en Afrique de l’Ouest avec la création d’une unité PPP dédiée au sein de la Banque Africaine de Développement.
Concernant les transactions, la loi Sapin II en France, le Foreign Corrupt Practice Act (FCPA) et le Bribery Act au Royaume-Uni ont amené les investisseurs à porter une attention accrue à la compliance et aux mécanismes de corruption, de fraude et de sanctions. Il convient d’auditer l’actif que l’on envisage d’acquérir et de bien choisir son ou ses co-investisseurs en menant toutes les due diligences requises. Enfin, s’agissant des tribunaux qui ne condamneraient pas les Etats, j’apporterai quelques nuances, même si le constat est globalement exact. En réalité, tout dépend des pays. Il y a eu dans un certain nombre de pays quelques décisions, notamment en matière fiscale, où les juges n’ont pas hésité à condamner les Etats. S’agissant du règlement des litiges par la voie de l’arbitrage, il faut être vigilant en cas de délocalisation de l’arbitrage car, de plus en plus, lorsque les tribunaux sont composés d’arbitres non africains, les sentences sont vécues par les Etats comme des sentences d’Occidentaux contre eux.
Alexandre Vilgrain : Il convient de distinguer deux situations qui sont complètement différentes. D’une part, les investisseurs sur le continent qui ne sont pas présents localement parviennent à faire exécuter les décisions qui leur sont favorables. D’autre part, pour les investisseurs qui opèrent localement, il est extrêmement difficile de faire exécuter une sentence favorable.
Il est plus facile de trouver une issue favorable à un litige dans un Etat donné lorsque les investisseurs ne sont plus exposés, en qualité d’opérateurs, à un risque dans ce même Etat.
Dominique Lafont : C’est tout à fait juste mais je tempérerais néanmoins cette analyse. L’état d’esprit a considérablement évolué. Les autorités politiques ne sont plus aussi tranchées dans la façon dont elles réagissent face à des sentences défavorables, dans la mesure où elles ont conscience de devoir agir en faveur d’une meilleure attractivité pour l’investissement sur leurs territoires. L’évolution dans ce sens est plutôt favorable.
Tibor Asboth : La sécurisation des investissements est en effet un point important, notamment dans les domaines des infrastructures et de l’énergie mais également des investissements dans les entreprises. Le groupe AFD est dans ce sens très actif dans la promotion d’un environnement réglementaire favorable au développement des PME.
Le recours aux mécanismes juridiques intervient malheureusement souvent alors que la situation est déjà très compliquée. Les contentieux sont souvent très longs et peuvent avoir un impact néfaste pour le business. Il est en amont indispensable de choisir le bon partenaire, mais aussi idéalement de cibler des entreprises avec une taille critique et, si possible, une certaine diversification régionale.
Proparco s’emploie également à mettre en place des outils de contrôle sur ses investissements notamment en termes de dispositifs de compliance, ou sur les enjeux sociaux ou environnementaux. Proparco privilégie ainsi des partenaires sensibilisés sur ces sujets et désireux de mettre en œuvre les meilleures pratiques.
Sena Agbayissah : Je voudrais revenir sur le sujet des contentieux. Ceux-ci peuvent en effet paraître parfois brutaux dans les conséquences des décisions rendues, notamment ceux affectant les contrats publics. Trop souvent, les Etats ne saisissent pas la complexité et les enjeux des contrats, notamment en matière de partenariats public-privé, surtout s’ils ne bénéficient pas de conseils avisés au moment de la signature des contrats. Cela peut être, a posteriori, source de surprises dans l’exécution des contrats, et donc, générer une certaine violence dans les phases précontentieuses et contentieuses. Il est donc important que les Etats puissent bénéficier de conseils afin d’obtenir des deals équilibrés et d’éviter de créer des situations d’incompréhension.
Tibor Asboth : C’est très juste, et au-delà des seuls avocats, les PME et les entrepreneurs se font de plus en plus souvent accompagner par des conseils financiers. Cela permet d’effectuer au départ tout un travail d’accompagnement et de structuration financière et juridique.
Sena Agbayissah : En effet, si le contrat n’a pas été compris, dès le départ, la sentence arbitrale qui sera rendue sera d’autant plus difficile à exécuter dans l’Etat contre lequel elle est rendue. Ce sujet de pédagogie chez le co-contractant public voire privé africain me semble absolument crucial.
Pierre Marly : Les outils juridiques en 2020, en Afrique subsaharienne, sont tout à fait à même de répondre aux besoins des investisseurs. Ces outils sont beaucoup plus sophistiqués qu’en 1992. La création du droit Ohada a permis un «bond technologique», qui n’est pas un simple copié-collé des réglementations étrangères, mais témoigne du développement d’un véritable droit africain des affaires, et pas uniquement dans les pays anciennement sous influence française. Pour preuve, le Maroc s’intéresse à la Cedeao mais aussi à l’Ohada, tout comme le font le Rwanda ou le Burundi, suivant en cela la RDC ou la Guinée.
Mais il existe une limite, tout comme au niveau de la justice, du fait du manque de ressources des Etats africains. En effet, les Etats de cette zone ont des budgets nationaux encore trop étroits, car ils ne sont pas parvenus à réduire le cercle de l’informel et à étendre l’assiette de l’impôt. Les contributions fiscales aux budgets ainsi que les contrôles fiscaux ou douaniers se retrouvent donc concentrés sur les mêmes entrepreneurs, dans le secteur formel. Alors que les populations sont de plus en plus nombreuses, les ressources des Etats n’ont pas su augmenter pour y faire face. Ainsi la part que les Etats allouent à la justice est encore insuffisante. Par exemple, les greffes, qui sont des acteurs majeurs du droit des affaires, sont insuffisamment dotés pour mener à bien leur mission.
Il est, à titre d’illustration, très difficile de se procurer un extrait RCCM (équivalent de l’extrait K-bis dans cette zone) au greffe de Pointe-Noire, en République du Congo, ou au greffe de Dakar, au Sénégal. Comment alors inscrire une sûreté ? Comment vérifier qu’une sûreté inscrite est à jour ?
Les tribunaux souffrent également de ce manque de moyens. En Côte d’Ivoire, une des premières mesures portées par le président Alassane Ouattara a été la création d’un tribunal de commerce. Cette création a répondu à un besoin majeur en faveur d’une justice plus efficace. Or, très peu de tribunaux de commerce existent dans la zone.
Sena Agbayissah : Le Togo vient également de créer un tribunal de commerce.
Pierre Marly : Les Etats n’ont pas encore pu répondre à l’enjeu majeur de l’extension de l’assiette de l’impôt. Mon avis est qu’il serait opportun de réfléchir à un système permettant le recouvrement de l’impôt via le téléphone mobile, et de définir le numéro de téléphone comme une forme d’identifiant fiscal.
Alexandre Vilgrain : Certains Etats d’Afrique francophone sont dans de véritables situations de faillite, du fait également d’une mauvaise gestion qui est le corollaire de ce problème de ressources fiscales.
Dominique Lafont : Il existe un problème de consentement à l’impôt, que l’on comprend bien du fait du manque d’efficacité des institutions de l’Etat. Sur le sujet de la sécurité juridique, la question pour un investisseur nouvel entrant n’est pas seulement de connaître l’évolution du cadre réglementaire, la façon dont son investissement est sécurisé, ou ses chances de faire respecter ses droits devant les instances judiciaires locales. Il doit également et surtout être sensibilisé au besoin d’œuvrer avec un partenaire local, qui soit connecté. Beaucoup de choses fonctionnent selon les relations humaines en Afrique, et un partenaire local contribue au respect des droits de l’investisseur.
Faute de partenaire local, qui n’est pas si simple à trouver, il est fondamental de pouvoir s’appuyer sur une solide connaissance du réseau et de l’environnement.
L’influence des investisseurs des pays émergents
Dominique Lafont : Il y a actuellement un double mouvement en Afrique. D’un côté nous observons une évolution vers plus de gouvernance. Les investisseurs des pays de l’OCDE ont une réputation à tenir. Ils sont de plus en plus visibles et bénéficient de moins en moins de droit à l’erreur.
D’un autre côté, et c’est aussi une bonne chose, il existe une plus grande diversification des investisseurs qu’il y a vingt ans. Nous observons toujours les investissements para-étatiques de grands groupes chinois, des investissements intra-africains de groupes familiaux, mais surtout des investissements de la part de l’ensemble du reste du monde.
Les pays émergents investissent aujourd’hui assez significativement en Afrique. Non seulement la Chine, dont on parle beaucoup, mais également la Turquie, l’Inde, le Brésil, ou encore la péninsule arabe, par le biais de groupes familiaux et de groupes financiers. Il s’agit là d’un phénomène qui va s’accélérer. Beaucoup d’investissements proviennent de ce que l’on appelle les pays émergents, d’origine privée ou d’origine étatique ou para-étatique. Or ces acteurs ont une sensibilité variable à la gouvernance. Ce phénomène peut donc atténuer les progrès que nous avons pu évoquer précédemment.
Pierre Marly : Ces règles de gouvernance ont été amenées à s’appliquer en Afrique depuis la crise financière en Europe et aux Etats-Unis. Mais les Africains n’avaient pas grand-chose à voir avec la crise financière. Les effets des réglementations Bâle II et Bâle III en Afrique ont des conséquences considérables sur les systèmes bancaires et les banques africaines, et par ricochet sur les entreprises.
Cette réglementation a eu pour effet de développer ce que j’appelle les circuits courts, en privilégiant une relation Sud/Sud directe avec, par exemple, les investisseurs russes, chinois, indiens ou brésiliens, qui bien souvent passent outre la règle financière internationale ou la règle OCDE. Cela génère une concurrence déloyale indirecte très puissante.
Le continent africain doit trouver les moyens d’adapter cette réglementation qui lui est étrangère et qui freine son développement.
Les opportunités de sortie
Hervé Schricke : Encore une fois, je serai amené à faire une comparaison avec l’Europe. La France et l’Allemagne, notamment, ont vécu les mêmes situations que celles que connaît l’Afrique aujourd’hui, en matière d’investissement, d’ouverture de capital ou de sorties.
Les statistiques de l’AVCA font ressortir globalement une tendance positive en matière de nombre de cessions. Toutefois, la sortie dépend en premier lieu de la taille de l’entreprise. Il est évident que si une entreprise a atteint une certaine taille, elle trouvera plus d’opportunités de sortie. Pour une entreprise de taille moyenne ou petite, les sorties se font néanmoins, mais dans des délais plus importants. De même, les entreprises qui n’ont pas connu le développement escompté par les investisseurs sont celles qui présentent le plus de difficultés. L’instabilité d’un pays est également un facteur de difficulté et d’allongement des délais. Cela étant dit, les taux de rendement des investissements en Afrique restent globalement intéressants, hors effet de change.
Tibor Asboth : Je note pour ma part une tendance positive avec la présence de davantage de gestionnaires et d’opérateurs. Cela témoigne du développement d’un marché secondaire.
Par ailleurs, les acteurs se positionnent sur les différents segments de marché, sur le large-cap, le mid-cap, mais également sur des sociétés plus petites, jusqu’au venture capital.
Les processus de sorties restent évidemment soumis à des facteurs conjoncturels, qui peuvent localement retarder certaines échéances ou la durée de vie des investissements.