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Mutualisation des infrastructures : une réponse innovante au déficit d’infrastructures en Afrique ?

Publié le 10 décembre 2019 à 17h30    Mis à jour le 13 décembre 2019 à 16h28

Marie Guis, Lincoln Legal services

Tous les indicateurs sont formels : le déficit d’infrastructures en Afrique est tel qu’il constitue à lui seul l’un des facteurs déterminants susceptibles d’entraver le développement du continent – voire à plus long terme d’enrayer définitivement l’ensemble des facteurs de croissance et de provoquer une crise systémique.

Par Marie Guis, avocat associé, Lincoln Legal services

L’impact immédiat de ce déficit d’infrastructures se mesure tant au niveau macroéconomique qu’à l’échelle des populations. Selon les rapports récents de la Banque mondiale, ce déficit d’infrastructures priverait aujourd’hui l’Afrique de 2 % de croissance annuelle du PIB dans un contexte où seuls 10 % de ses échanges commerciaux sont interrégionaux (contre 70 % en Europe et 50 % en Asie). Quant aux entreprises, elles pourraient réaliser 40 % de gains de productivité avec des équipements adaptés. Plus inquiétant encore, les consommateurs en paient le prix : selon les territoires, plusieurs services élémentaires comme l’accès à l’électricité, à l’eau ou à Internet sont deux fois plus chers que dans le reste du monde – lorsqu’ils existent.

Les solutions ne semblent pas non plus légion, voire paraissent franchement irréalisables. En début d’année, la BAD a émis ce chiffre alarmant : afin de rattraper son retard, il conviendrait que l’Afrique consacre entre 130 et 170 milliards de dollars d’investissements chaque année au seul secteur des infrastructures. Si l’on observe les tendances récentes, l’Afrique accuserait donc un déficit de près de 100 milliards de dollars d’investissement… annuellement. Et cet écart ne fait que s’aggraver : les mêmes estimations de la Banque mondiale en 2009 chiffraient à 93 milliards de dollars les investissements annuels requis pour combler le retard infrastructurel de l’Afrique. Dix ans plus tard, ces estimations ont donc presque doublé – le niveau d’investissement sur la période étant quant à lui quasiment resté le même (en particulier en raison d’une baisse significative des investissements en 2016/2017).

Une approche rationnelle

Face à ces enjeux financiers, le constat s’impose de lui-même : les pays africains ne pourront financer seuls ces besoins en infrastructures. Si cette situation aménage des opportunités indéniables pour le secteur privé (avec la multiplication des PPP et autres projets d’infrastructures portés par des opérateurs industriels), nul doute que les initiatives qui ont vocation à se développer dans ce cadre ne sont pas forcément alignées sur les priorités des Etats africains ou sur les besoins des populations locales.

C’est dans ce contexte que la notion de mutualisation d’infrastructures connaît aujourd’hui un renouveau en Afrique. L’idée derrière ce concept est plutôt simple : au lieu de laisser le soin aux opérateurs de construire leurs propres infrastructures privées telles qu’adaptées à leurs besoins (qu’il s’agisse de routes, de voies ferrées ou d’infrastructures portuaires), chacun de ces projets individuels est agrégé dans un schéma directeur national permettant de voir émerger des infrastructures plus ambitieuses, partagées entre les opérateurs d’une même région. Empruntant également à la théorie des infrastructures essentielles, cette approche a aussi le mérite de rationaliser l’infrastructure : plutôt que de voir la multiplication de «petites» voies ferrées privées au service de différents exploitants dans une même région, la mutualisation des infrastructures permet de voir la construction d’une voie ferroviaire unique sur un tracé commun (chacune des exploitations privées étant alors desservie par sa propre «passing loop») ; plutôt que d’observer la multiplication de petits ports privés le long des côtes (généralement sur un schéma de barge/transbordement en haute mer), la mutualisation permet d’aboutir à la création d’un large port industriel à même de servir chacun des opérateurs de la région.

Cette approche a le mérite de produire des externalités positives immédiates :

– en favorisant la formation de groupements entre opérateurs industriels et en capitalisant sur les économies d’échelle, l’infrastructure est automatiquement plus importante. Or ces infrastructures «redimensionnées» ont vocation à terme à revenir aux Etats qui ont plus d’utilité à recevoir une longue voie ferrée désenclavant une région tout entière et aboutissant à un large port pouvant servir plusieurs exploitants plutôt que 20 petites voies ferrées reliant chacune une zone d’exploitation à un petit port fluvial dédié ;

– une telle structuration et la rationalisation de l’infrastructure qui en découle permettent également l’entrée de nouveaux investisseurs dans la région – investisseurs qui n’auraient peut-être pas été en mesure de financer à eux seuls les infrastructures dont ils avaient besoin pour mener à bien leurs projets. Mais ramenée au prorata de l’utilisation de l’infrastructure partagée entre plusieurs opérateurs, cette dépense devient alors possible.

La notion connaît aujourd’hui une forte résonance dans le secteur minier. Plusieurs juridictions ont d’ailleurs consacré la notion d’«accès aux tiers» dans leur code – à ce titre, l’ensemble des infrastructures érigées par le titulaire d’un titre minier dans le cadre de son projet doit pouvoir être utilisé par tout tiers qui en formule la demande. En contrepartie, le tiers devra s’acquitter du paiement d’une redevance calculée de façon à couvrir les coûts fixes de l’opérateur minier au prorata de l’utilisation de ladite infrastructure. Autrement dit, sans marge ou presque.

Initialement limitée entre opérateurs d’un même secteur, la tendance semble même être à la diversification des industries : les voies ferrées aménagées dans certaines régions par des opérateurs miniers pour l’évacuation de leur minerai commencent à recevoir des manifestations d’intérêt de la part des institutions financières au soutien de leurs initiatives agricoles voisines. Certaines juridictions sont même actuellement en négociation afin d’obtenir des opérateurs miniers que soit assuré un certain niveau de transport de passagers – s’intercalant entre deux passages de trains de marchandises.

Pourtant, la mise en pratique de ce concept n’est pas dénuée d’obstacles.

Un parcours semé d’embûches

En premier lieu, il convient de rappeler que ces infrastructures, destinées à être partagées, sont ici conçues et opérées par des opérateurs en dehors de leur champ premier de compétences. Au contraire d’un projet PPP aux termes duquel un opérateur chevronné du rail envisage la construction et l’exploitation d’une infrastructure ferroviaire en partenariat avec l’Etat, ces infrastructures sont réalisées par des acteurs miniers pour pallier le manque structurel d’infrastructures pour les besoins de leur projet.

Ensuite, il va s’agir de concilier les impératifs opérationnels de plusieurs opérateurs miniers – vraisemblablement concurrents – sur une même infrastructure. Comment s’assurer que l’ensemble des utilisateurs de l’infrastructure soit servi sans discrimination ? Comment gérer un conflit de plages horaires, un retard dans le chargement de l’un d’entre eux ? Pire encore, comment allouer la responsabilité entre opérateurs en cas d’accident ? Comment s’accorder sur le niveau requis d’investissement (et de maintenance) de l’infrastructure ? Quel rôle et quelle supervision pour l’Etat ?

Enfin – quel exploitant pour l’infrastructure et quel financement ? Comment l’étendre à d’autres industries ? À un transport de passager ? La mutualisation des infrastructures reposant sur un schéma «at cost» dans lequel les opérateurs se partagent l’ensemble des coûts encourus à l’occasion de la construction et de l’exploitation de l’infrastructure, cet aspect n’est en effet pas sans incidence sur la structuration de l’investissement et la recherche de financement.  Autant de questions qu’il reviendra à l’avocat de structurer, négocier et rédiger. On s’aperçoit bien vite que l’exercice est délicat – la rédaction de ces contrats nécessitant, outre une connaissance aiguë des enjeux opérationnels, une certaine forme d’agilité et de créativité !

Après une première expérience ferroviaire réussie, la Guinée fait figure de pionnière en la matière et a annoncé réfléchir dès à présent à la transposition de ce modèle à d’autres secteurs d’activité, au premier rang desquels : l’énergie. Autant dire que cette approche n’en a pas fini de fournir des sujets passionnants pour les praticiens et continuera sans nul doute de produire autant de schémas «sur mesure», ciselés avec précision pour s’adapter aux spécificités de chacun de ces projets.

Questions à Marie Guis, avocat associé, Lincoln Legal services

Comment définiriez-vous la signature de votre cabinet ?

Lincoln Legal Services a été fondé en décembre 2018 par Adnane Belahcen et moi-même sur un modèle de «boutique law firm» dédiée au développement de projets dans le secteur de l’énergie, des ressources naturelles et des grandes infrastructures en Afrique (aussi bien Maghreb qu’Afrique subsaharienne). Après de nombreuses années passées au sein de grands cabinets internationaux à Paris et à Londres (Allen & Overy et Shearman & Sterling notamment), nous avons en effet acquis la conviction que nous pouvions assister nos clients sur ce type de projets de manière beaucoup plus efficace et drastiquement moins onéreuse avec un niveau d’exigence technique similaire, notre connaissance du marché et des pratiques demeurant la même.

Quelles sont les particularités des dossiers que vous traitez sur le continent africain et comment accompagnez-vous vos clients ?

Nous agissons principalement pour le compte de sponsors et d’opérateurs industriels et les assistons dans la structuration, le financement et la mise en œuvre de leurs investissements en Afrique. Nous couvrons aussi bien l’Afrique francophone que l’Afrique anglophone et intervenons régulièrement sur des projets de production indépendante d’électricité et des projets miniers, notamment de grands intégrés mines/infrastructures ferroviaires et portuaires. En outre, notre connaissance du droit Ohada, que nous pratiquons depuis plus de 15 années, et des réglementations Cemac et Uemoa nous sont d’un précieux secours pour assister nos clients de manière efficace aussi bien dans le cadre d’achats d’actifs que de scénarios de sortie. Nous sommes enfin régulièrement sollicités par nos clients pour rédiger et négocier de la documentation de JV portant sur le développement d’actifs industriels (JVDA, pacte d’actionnaires) dont le contenu requiert une certaine connaissance du secteur et du processus de développement de ce type d’actifs.

Nous apportons à nos clients un niveau de connaissance des industries et des secteurs sur lesquels nous intervenons que peu de confrères peuvent offrir. Mon associé Adnane Belahcen a par exemple occupé la fonction de directeur des affaires juridiques de l’ONEE (la société nationale de l’électricité marocaine) à Casablanca. Sa familiarité avec le secteur de l’électricité et de ses fondamentaux politiques et économiques ainsi que ses connaissances techniques du fonctionnement des centrales électriques lui permettent de parler le même langage que nos clients non-juristes. De mon côté, ma longue expérience aux côtés d’opérateurs miniers de référence notamment en Guinée, Cameroun et Tanzanie m’a permis d’acquérir une parfaite connaissance des spécificités des principaux pays miniers de la région. Par ailleurs, nous sommes particulièrement familiers avec les modèles d’allocation de risques entre opérateurs ayant décidé de développer et d’utiliser des infrastructures partagées de transport de minerai. De manière générale, nous intervenons sur un type de documentation qui se trouve hors du champs d’intervention traditionnel des avocats d’affaires classiques (à l’exception de quelques cabinets internationaux), en raison de son contenu technique et commercial.

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