Les affaires de fraude fiscale, soupçonnée ou avérée, semblent se multiplier ces dernières années tant l’écho médiatique rencontré est important. Entre optimisation et fraude fiscale, la frontière semble de plus en plus floue avec à la clé, une potentielle «double peine» ou «double sanction» tant fiscale que pénale pour les bénéficiaires du montage, mais aussi pour leurs conseils. Le Gouvernement a présenté le 28 mars 2018 un projet de loi relative à la lutte contre la fraude fiscale. Quelques éléments d’éclairage et de réflexion avec Anastasia Pitchouguina, counsel et Ludovic Malgrain, associé en charge de l’équipe contentieux pénal et réglementaire au sein du cabinet d’affaires international White & Case.
L’optimisation fiscale : peut-être pas morale, mais pas nécessairement illégale ?
Optimisation fiscale ou fraude fiscale ? Si la frontière juridique est claire, elle semble bien mince entre un «ensemble de pratiques légales visant à réduire son taux d’imposition», et ce que le juge pénal pourrait qualifier de «recours à ces pratiques motivé par une volonté délibérée de dissimuler une partie de ses revenus». Dans l’absolu, il n’est pas illégal pour les entreprises d’essayer d’alléger leur impôt sur les sociétés (IS), ou, pour les particuliers, de privilégier certains investissements dits de niche, ou certaines structures de détention afin de limiter ou réduire leur charge d’impôts, notamment sur la fortune (l’Impôt sur la Fortune Immobilière qui a remplacé l’ISF au 1er janvier 2018).
Aujourd’hui toutefois, la recherche d’habileté fiscale est rapidement le prétexte de soupçons de fraude ou de pratiques douteuses, bien que cette démarche constitue le cœur de mission de nombreuses professions, du directeur fiscal d’une entreprise à l’avocat fiscaliste en passant par le consultant mandaté à cette fin. «Toute la problématique est là : doit-on condamner une entreprise qui cherche à gérer au mieux sa charge d’impôt dans le respect de ses obligations fiscales dans un pays où elle opère et génère des bénéfices. Cela n’est peut-être pas «moral» mais pas illégal et on peut considérer, au contraire, que cette quête d’optimisation n’est qu’une composante de la bonne gestion d’une entreprise, soucieuse de limiter ses charges et mobiliser au mieux ses ressources.
Une condamnation sur le terrain moral relève de l’opinion publique et du risque d’image notamment pour les entreprises françaises. Tous les montages complexes ne sont pas forcément illégaux, loin s’en faut ! Tant qu’il existe quelque part un schéma légal qui correspond au développement de l’activité et que celui-ci a été mis en place, la démarche reste licite.» Dans l’hypothèse toutefois où une entreprise ou un particulier sont reconnus coupables d’avoir volontairement détourné l’esprit de la loi, en la respectant mais en manipulant habilement les mécanismes juridiques, ce qu’on appelle l’«abus de droit fiscal» est à deux pas, en l’absence d’éléments objectifs autres que fiscaux permettant de soutenir la solution retenue par le contribuable. Mais c’était avant tout un sujet administratif qui ne se soldait en général que par un redressement fiscal et des pénalités.
Un arsenal qui se renforce
Le sujet de la fraude fiscale est de plus en plus sensible, politiquement et médiatiquement, avec la multiplication d’enquêtes comme celle des «Paradise papers» ou les polémiques liées à la difficulté à recouvrer l’impôt de multinationales opérant en France. Les dispositifs de lutte contre l’évasion ou la fraude fiscale se multiplient tout comme les projets de lois visant à la doter de nouveaux outils. Au niveau français, un ensemble de mesures a été présenté en Conseil des ministres le 28 mars dernier parmi lesquelles :
1. le «name and shame» : cette pratique d’origine anglo-saxonne consiste à dénoncer les comportements répréhensibles. En matière fiscale, cela reviendrait à donner de la publicité aux peines prononcées tant pénales qu’administratives ;
2. la création d’une police fiscale et la mise en place de sanctions administratives pour les tiers complices, ainsi que la mise en œuvre d’un guichet censé faciliter les démarches de régularisation des entreprises;
3. la possibilité de «plaider coupable» sera également étendue à la fraude fiscale (alors qu’elle était jusqu’à présent exclue du dispositif).
Au niveau européen, les Etats membres de l’Union européenne viennent de trouver un accord sur de nouvelles règles de transparence pour les «intermédiaires financiers» à savoir, dans la terminologie européenne, les conseillers fiscaux, comptables, banques et avocats (etc.) qui conçoivent et font la promotion des dispositifs de planification fiscale pour leurs clients.
– A partir de 2020, ces intermédiaires financiers devront transmettre aux autorités fiscales le détail des montages transfrontaliers de leurs clients.
– Les Etats membres de l’Union, quant à eux, s’échangeront ces informations, ce qui intensifiera encore le contrôle exercé autour des activités de planification fiscale et de conseils fiscaux. Le système de contrôle s’intensifie donc sur les situations transfrontalières.
Les inquiétudes des professionnels
Les nouvelles obligations de transparence imposées par l’Union européenne aux intermédiaires financiers inquiètent puisqu’elles semblent, pour une large part, aller à l’encontre même de ce qu’on appelle le secret professionnel.
Autre inquiétude autour de ces nouvelles propositions de loi : le développement du risque pénal pour les intermédiaires financiers. S’il est cohérent au sens de la loi de poursuivre la personne morale (l’entreprise visée) et les bénéficiaires directs du montage (management, etc.), si sa motivation est jugée frauduleuse ou abusive, qu’en est-il des poursuites engagées à titre personnel et pénal contre toutes les tranches professionnelles sollicitées à un moment ou un autre pour des conseils en structuration fiscale ? En effet, si un conseil intervient en regardant les effets d’une structure donnée ou en s’interrogeant sur ce qu’il est possible de faire au regard des différents régimes applicables dans les différents pays en fonction des bases d’imposition et de l’organisation de l’entreprise qui le mandate, une poursuite au pénal à titre individuel à son encontre est-elle proportionnée ? En l’absence d’une unification des règles d’imposition au niveau européen ou international, il semble impossible d’échapper à la concurrence que les régimes fiscaux de certains pays peuvent générer vis à vis de ceux des pays voisins. Notre rôle consiste donc aussi à sensibiliser nos clients (grandes entreprises françaises et étrangères, cotées et non, leurs dirigeants mais aussi leurs directeurs fiscaux) à l’intensification des risques fiscaux et pénaux autour des questions d’habileté fiscale.
Vers l’émergence d’une justice à «deux vitesses» ?
Dans le fonctionnement actuel du système judiciaire, les procédures administratives et pénales peuvent être diligentées simultanément. Il n’existe pas de sursis à statuer sur ces matières fiscales. Ainsi, sans attendre l’issue des procédures administratives (où l’on saura en définitive si la situation examinée doit donner lieu à redressement ou non pour l’entreprise, i.e. pour la personne morale), des procédures pénales peuvent être immédiatement diligentées et exposent tout un ensemble de personnes physiques.
Mener les deux procédures de front n’augmenterait pas l’efficacité de la justice puisque les preuves produites ou arguments opposés devant la justice administrative ne sont pas nécessairement pris en compte dans le cadre de la procédure pénale, alors qu’il s’agit bien des mêmes faits et de la même affaire initiale. «Le sujet fiscal relevant par nature de procédures administratives, nous restons convaincus qu’il faudrait laisser le temps de statuer à la justice administrative avant que la même affaire ne trouve des prolongements éventuels sur un volet pénal s’il y a des soupçons d’abus de droit fiscal ou, plus grave, de fraude fiscale ou blanchiment de fraude fiscale. Le risque, sinon, est de nous orienter durablement vers une justice “à deux vitesses” en matière fiscale, ou même vers un système de “double sanction – double peine” en l’absence de sursis à statuer côté pénal en attendant que les procédures administratives engagées aient abouti.»