Le marché de la transmission d’entreprise reste actif : l’incertitude fiscale et l’assèchement des crédits octroyés par les banques ne semblent pas l’impacter outre mesure. Les écueils sont ailleurs, et principalement dans le manque d’anticipation et de préparation. Des experts réunis par Option Droit & Affaires débattent ainsi des étapes clés d’une transmission réussie.
Comment s’est déroulée la transmission de votre entreprise ?
Thierry Delille : J’ai cédé HDPS/Matex, fabricant de bennes amovibles et compacteurs pour déchets industriels en 2012. Cette société in bonis affichait l’année dernière un CA compris entre 4 et 5 millions d’euros. J’ai aujourd’hui 59 ans et cette cession s’est inscrite dans la volonté de reprendre une nouvelle société. J’ai racheté cette entreprise en 2002 et à la différence d’un créateur d’entreprise, je raisonne en termes de plan de financement. J’ai cédé mon entreprise juste avant que les conditions de financement ne commencent à se durcir. Le couple de repreneurs bénéficiait des fonds propres nécessaires et ils ont eu un véritable «coup de cœur» pour cette entreprise qui avait l’avantage d’avoir une équipe de cadres fonctionnels déjà en place. J’avais déjà une idée du prix de cession et ce, en tenant compte de la valorisation de la SCI, de la rentabilité de l’entreprise, de X fois l’Ebitda, et non pas nécessairement en fonction de valorisations proposées par les conseils. Les repreneurs avaient une très forte envie de reprendre cette entreprise et il n’y a eu que très peu de négociations.
Frédéric Coirier : Notre histoire est différente. Poujoulat est une ETI cotée sur Alternext avec aujourd’hui un CA d’environ 200 millions d’euros et 1 500 salariés. Mon père a racheté l’intégralité du capital de cette entreprise en 1975. Elle était à l’époque en difficulté et il a fallu une dizaine d’années pour la redresser. En 1988, elle a été introduite sur le marché secondaire. La transmission de cette entreprise s’est faite en plusieurs étapes. Le choix ne s’est pas porté au départ sur une transmission dans le cadre familial. Nous avons, dans un premier temps, rencontré de grands groupes industriels, mais leurs visions n’étaient pas compatibles avec celle que nous avions sur le long terme. Leur approche était davantage axée sur une gestion financière pure que sur une gestion industrielle. Nous avons donc décidé, au milieu des années 1990, que je reprendrais la société. C’est donc la volonté qui prime et non le cadre fiscal.
Après mes études, nous avons travaillé ensemble pendant trois ans, avant que je ne commence à prendre des responsabilités puis la direction de l’entreprise. Il s’agit donc d’un schéma de transmission classique de connaissance, de savoir-faire, de vision, d’échange. Mon père avait en parallèle commencé à structurer une transmission en trois étapes par voie de donation partage (malheureusement le pacte Dutreil n’existait pas encore et les transmissions étaient beaucoup plus coûteuses voire parfois impossibles). Nous avions déjà une holding d’animation et nous avons donc utilisé ce premier échelon. Dans un deuxième temps, mon père, afin de structurer l’ensemble du capital intrafamilial, a créé une holding familiale : une société mobilière au-dessus de la holding d’animation afin de rassembler l’ensemble des actions directes ou indirectes que nous avions dans Poujoulat.
Nous allions par la suite arbitrer entre enfants en fonction des souhaits, des besoins et des visions de chacun. Notre volonté était de créer un bloc avec un garant des valeurs et un ciment afin que le capital de l’entreprise soit sécurisé et nous permettre ainsi de travailler sur le long terme. Ma volonté de reprise a donc constitué le point de départ, viennent ensuite les considérations techniques, qu’elles soient de nature fiscale ou autres. Le choix de la transmission familiale ou non ne se décide pas en fonction d’un cadre fiscal ou d’un schéma de transmission avantageux.
Comment appréhender la transmission de son entreprise ?
Branka Berthoumieux : Nous constatons que les dirigeants au sein des PME ne sont, bien souvent, pas préparés à cette transmission. Il est effectivement parfois difficile de s’extraire d’un quotidien, qui peut être contraignant et chronophage. Depuis des années, nous insistons cependant sur la nécessité d’anticiper, de se préparer deux à trois ans avant la scission et ce pour éviter, au moment des négociations, de se trouver avec des facteurs qui peuvent être bloquants.
Il est important de se poser quelques questions : est-ce le bon moment pour céder ? Suis-je vraiment cédant ? Parfois, ces réponses arrivent malheureusement lorsque les négociations sont avancées. Ce n’est pas chose facile que de transmettre son entreprise, il est donc nécessaire d’avoir préalablement fait le tour de l’ensemble des questions.
Le chef d’entreprise doit étudier l’ensemble des possibilités : le repreneur peut-il être un membre de la famille, un salarié ou doit-il chercher un repreneur externe ?
L’entreprise est un outil et un patrimoine valorisable, il est donc à ce titre important de travailler de concert avec ses conseils afin de rendre l’entreprise la plus attractive ou/et la plus transmissible possible. S’agissant de PME, ces points sont capitaux car l’intuitu personae est très important, car souvent le dirigeant tient la relation client, parfois le savoir-faire technique et cela peut compliquer la transmission. La préparation comprend un diagnostic complet de l’entreprise : juridique, financier et comptable. Le timing est également un point important à évaluer : ne serait-il pas plus judicieux d’attendre et de finaliser la préparation de la transmission en intégrant de nouvelles compétences, en déléguant, en implantant une équipe intermédiaire afin de rendre l’entreprise moins dépendante de son dirigeant ?
Pierre-Olivier Bernard : Les deux témoignages que nous venons d’avoir sont une parfaite illustration du marché de la transmission : un dirigeant qui cède son entreprise dans une logique d’entrepreneur avec la volonté de débuter par la suite une nouvelle aventure et, de l’autre, la transmission d’entreprise d’un dirigeant qui a laissé la main pour cesser son activité professionnelle, avec la nécessité de disposer par la suite de capitaux suffisants pour maintenir son train de vie. La question du repreneur se pose peut-être davantage dans ce deuxième cas avec la nécessité d’anticiper très en amont ce choix, le repreneur pouvant être identifié soit au sein du groupe familial, soit au sein de l’entreprise, soit en dehors.
Si la transmission se fait au sein du groupe familial, il faut donc initier le cercle familial à la vie de l’entreprise et s’interroger sur l’organisation de la future gouvernance. Les schémas ne sont alors pas les mêmes que dans le cas d’une transmission au sein de l’entreprise où la question de l’accès au capital du salarié peut, voire doit, se poser. Ces problématiques sont encore différentes si l’entreprise est cédée en dehors du groupe familial ou de l’entreprise. Se pose alors la question d’un projet commun, d’une vision commune, d’intuitu personae, dans la mesure où, par définition, le cédant ne connaît pas le repreneur. Je vous rejoins tout à fait lorsque vous dites que la fiscalité ne vient qu’après une volonté car la première étape est de savoir ce que l’on souhaite faire et c’est seulement dans un second temps que l’on va structurer le schéma adéquat pour répondre aux besoins du dirigeant. Si le dirigeant souhaite vendre pour réinvestir dans un autre actif, le schéma devra permettre de financer une partie de la nouvelle acquisition, par exemple avec des schémas permettant de bénéficier d’un sursis ou d’un report d’imposition. Il s’agit de schémas de cession et non de transmission à titre gratuit.
Dans le cadre d’un passage de relais au sein d’un groupe familial, nous serons généralement sur une logique de transmission à titre gratuit sans perdre de vue les alternatives ouvrant la possibilité au dirigeant de financer son train de vie post-professionnel. Une partie de la société peut donc être transmise sous forme de cession. Dans le cadre d’une reprise par des salariés, les schémas sont encore très différents avec notamment la possibilité de faire monter des salariés au capital de l’entreprise. S’agissant d’un repreneur externe, les schémas reposent uniquement sur des transmissions à titre onéreux. Il est donc capital de se préparer bien en amont pour que le dirigeant ait été pleinement conseillé afin de définir précisément la stratégie qu’il souhaite mettre en place. Le choix d’un repreneur en mesure d’assurer la bonne poursuite de l’entreprise demeure cependant un véritable défi pour le dirigeant.
Bernard Bullet : La préparation est effectivement une étape cruciale. J’aimerais apporter quelques précisions en matière de préparation financière, qui passe, à mon sens, dans un premier temps par les comptes de la société et des anticipations raisonnables des prévisions d’activité et de rentabilité. La question du pilotage financier se pose notamment, et plus particulièrement dans les TPE : quels sont les outils disponibles afin de produire les prévisions de trésorerie, d’activité et de rentabilité ? A quelle fréquence ? Le dirigeant d’entreprise a-t-il une vision du développement de sa société ? Quelles prévisions raisonnables peut-on faire à un horizon de deux ou trois ans ? Le dirigeant n’a pas nécessairement le temps de développer ces outils de pilotage qui sont en revanche très souvent demandés par les repreneurs, qu’ils soient des personnes physiques, des sociétés ou des fonds d’investissement. L’importance du pilotage financier est souvent un peu minorée, mais il faut le prendre en compte au même titre que la dimension juridique, fiscale et sociale. Ce déficit d’outils de pilotage financier ne permet pas d’avoir des chiffres assez précis de la société.
Niels Court-Payen : La préparation de la transmission doit effectivement se faire bien en amont. Nous intervenons au stade de la transmission avec l’apport d’obligations convertibles ou d’un mixte d’actions et d’obligations convertibles, permettant ainsi de financer l’ensemble, ou plus souvent la partie manquante du financement de cette transmission, que ce soit auprès de la famille, d’un repreneur salarié ou d’un repreneur externe. Dans le cas d’une transmission familiale, les trois principales possibilités d’intervention de la famille sont la donation, le crédit vendeur ou l’apport en equity.
Si la dette senior apportée par les banquiers est aujourd’hui plus difficile à obtenir, elle reste relativement bon marché même sur des opérations de moins de 10 millions d’euros. Cette dette senior est très souvent apportée par les banques historiques de la société. Elles apportent habituellement des montants qui ne vont pas au-delà de quelques millions d’euros afin d’éviter le passage en comité au siège social de la banque. Cela permet d’être plus réactif aux besoins de l’entreprise.
Nous intervenons parallèlement dans les premières négociations entre vendeurs et acheteurs, et le point qui nous semble important est l’adéquation entre le projet de cession et la perspective de long terme apportée par le repreneur. Il est capital que le repreneur comprenne parfaitement, d’un point de vue industriel, la direction qu’il doit emprunter et la capacité réelle de l’entreprise à remonter les dividendes nécessaires au paiement des frais financiers liés aux banques (intérêts et principal amorti) et aux obligations convertibles (intérêts, le remboursement étant généralement in fine). Au-delà de l’aspect humain qui est à notre sens primordial, nous nous attachons particulièrement à l’analyse du business plan, des audits et du plan stratégique.
Nous réalisons nous-mêmes des audits qui constituent un outil important pour le repreneur ainsi qu’une base de réalisme pour le vendeur, qui a rarement fait faire des audits «vendeur». Il n’a donc pas nécessairement conscience des difficultés ou la capacité de se projeter dans l’avenir. Les audits que nous réalisons permettent d’extraire un certain nombre de grands principes afin de s’assurer du bon déroulement de la transmission. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans des opérations avec des effets de levier très élevés ni dans un contexte de grand enthousiasme de la part des banques pour ce type de risque. Nous sommes donc dans des logiques de financement assainies.
Un autre point important est celui de la gouvernance. La transmission est une étape délicate dans la vie de l’entreprise et notamment au cours des deux ou trois premières années. Notre apport en gouvernance permet à l’entreprise de renforcer encore la capacité du management à structurer. Cette phase d’accompagnement permet par ailleurs au repreneur de bien comprendre les enjeux et de respecter les attentes des actionnaires minoritaires, des banquiers, ainsi que les nôtres. Nous pouvons être conduits à proposer notre intervention en tant que censeur ou membre du conseil de surveillance et avoir ainsi un rôle proactif afin de participer à la résolution de problématiques déjà rencontrées sur d’autres dossiers.
Jérôme Thébault : Les avantages fiscaux dont bénéficie une transmission d’entreprise par succession ou donation dans le cadre de la loi Dutreil sont extrêmement importants (l’abattement de 75 % sur la valeur de l’entreprise notamment). En matière de donation, le coût global d’une transmission d’entreprise peut ainsi être d’environ 5 % de la valeur de l’entreprise, mais il reste un outil exclusivement fiscal. Soyons vigilants : le chef d’entreprise peut décider un peu trop rapidement de donner les titres de sa société à ses enfants à la seule pensée de ces avantages fiscaux. Les schémas de transmission mis en place ne doivent pas se faire au détriment de la pérennité de l’entreprise, en choisissant par exemple un peu rapidement un repreneur au sein d’un groupe familial. La loi Dutreil poussée à l’extrême permet de trouver rapidement les repreneurs et de désintéresser les non-repreneurs. Il faut cependant s’assurer que le repreneur potentiel ait la capacité et le temps de mener à bien cette reprise. La transmission familiale de l’entreprise Poujoulat réalisée en plusieurs étapes, hors pacte Dutreil, a permis de ne pas faire les choses dans la précipitation et de prendre le temps nécessaire de former le futur repreneur.
Cette précipitation peut avoir tendance à se développer : face à l’instabilité fiscale, certains chefs d’entreprise accélèrent en effet leur transmission en pensant que l’abattement de 75 % de la loi Dutreil risque d’être raboté.
Jean-Pierre Robin : Certaines transmissions d’affaires familiales sont malheureusement des dégâts collatéraux de la loi Dutreil. C’est le cas du fils ou du cousin, qui n’avait pas de situation ni fait de grandes études, à qui l’on a offert le fauteuil de président ou de gérant. Dans ces affaires, les nouveaux dirigeants ont commis des erreurs graves de management car ils n’étaient pas du tout préparés et n’avaient pas les connaissances nécessaires. Il faut donc faire attention. La loi Dutreil est satisfaisante à condition que les cédants aient une vision pour l’entreprise. J’admire certaines familles, comme les Guichard Perrachon qui ont réussi à maintenir Casino dans le temps. Dans le cas de Poujoulat, les questions posées étaient très bonnes : une fois la structure constituée, faut-il prendre un repreneur extérieur ou y a-t-il un volontaire dans la famille ayant le potentiel, l’énergie et les connaissances pour rependre la main ?
Jean-Marc Durand : Les excès supposés de la loi Dutreil portent surtout des excès d’interprétation du texte, comme on aurait pu parler précédemment, non pas des excès du LBO, mais des excès d’interprétation du LBO. L’un comme l’autre peuvent conduire à la destruction du patrimoine industriel de la France. Quand une entreprise meurt, les dégâts sont considérables, en termes humains mais aussi en termes de véritable savoir-faire. La réussite de Poujoulat partait d’une industrie traditionnelle avec de vrais savoir-faire, donc il y avait aussi tous les choix stratégiques industriels à faire pour prendre les bons virages. Beaucoup d’entreprises existaient sur ce secteur d’activité mais combien en reste-t-il aujourd’hui et que font-elles par rapport à leur métier traditionnel ? Pérenniser, c’est plus que transmettre, c’est faire les bons choix stratégiques. Sur le plan de la préparation, on sait que les transmissions familiales représentent à peu près 10 % des transmissions, elles sont donc devenues marginales. L’essentiel se fera vis-à-vis de tiers, qu’il s’agisse de salariés de l’entreprise ou de tiers extérieurs – personnes physiques ou morales – ce qu’on voit le plus fréquemment. Il y a des actes juridiques qui facilitent cette préparation. La mise en SCI n’est pas liée au fait qu’il y ait une valeur intrinsèque à l’immobilier industriel. L’immobilier n’ajoute rien à la valeur de l’entreprise, mais peut occasionner des difficultés, des points de scission entre cédants et repreneurs. Si on le met en dehors, on favorise les solutions de financement, ne serait-ce qu’aménager dans le temps une reprise, par exemple, via un crédit-bail. De même, l’aménagement du bilan est important au regard de la constitution du passif. Entre les fonds propres, les réserves, les réserves distribuables, les comptes courants d’associés, en sachant que dès lors qu’il y aura recours à un financement extérieur, il reste plus facile en France de rembourser une dette que d’acheter du capital. En effet, rembourser une dette se fait au moyen des cash-flows et non pas des seuls résultats après impôt, ce qui représente une charge additionnelle. Il peut être bienvenu qu’une entreprise qui a des capacités de distribution de dividendes, les distribue effectivement plutôt que de conserver une trésorerie qui n’est pas indispensable à son activité.
Bernard Bullet : La transmission à un tiers extérieur à la société est en règle générale considérée comme un peu plus risquée qu’une transmission familiale. Statistiquement, on considère que lorsqu’un repreneur extérieur arrive, tout l’aspect transmission du savoir à l’intérieur de la famille est un peu perdu et le risque est donc plus élevé. Les quelques exemples de transmission familiale qui n’ont pas fonctionné sont sans doute davantage liés à la conjoncture et à l’incertitude économiques. Dans le cas d’un repreneur extérieur, les prêteurs sont plus prudents et s’interrogent sur les questions de transmission du savoir, d’intégration du nouveau dirigeant à l’entreprise, sa connaissance du marché.
Jean-Pierre Robin : Je ne partage pas cet avis. Sur la base de ce que fait le CRA, la question de la préparation du repreneur est essentielle. Le repreneur doit avoir été entraîné à un métier. En général, un repreneur CRA a reçu une formation universitaire ou est issu d’une grande école, et a ensuite été formé par des grands groupes qui lui apportent une capacité à reprendre une entreprise. Nous avons de nombreux cas de très grandes réussites de reprise par des tiers extérieurs.
Le cédant doit quant à lui avoir une double vision. Une vision «personnelle» (son projet de vie), par exemple céder son entreprise avec le projet de reprendre une entreprise différente plus petite, située dans une autre région, etc., et une vision pour son entreprise.
En outre, nous observons que plus les cédants sont âgés, plus leur capacité à décider réellement de leur transmission devient difficile.
Le cédant doit également avoir une vision d’entreprise. J’ai accompagné l’un de mes commerciaux dans la création de son entreprise et je l’ai vraiment incité à penser à sa succession, même à quinze ans de la retraite. Ensuite, le point clé dans la préparation de la cession d’une entreprise est celui de la gouvernance. Dans un cas que j’ai traité, un cédant s’était aperçu qu’un repreneur extérieur ne pourrait pas gouverner avec une organisation en râteau. Il a donc créé un comité de pilotage faisant en sorte que, peu à peu, il transmette ses pouvoirs aux meilleurs membres de ses équipes, ce qui a permis à l’entreprise d’être facilement reprenable, parce que la gouvernance avait été rétablie intelligemment.
Pierre-Olivier Bernard : Une gouvernance bien établie avec un management solide va en effet favoriser la cession. Une situation où le dirigeant a conservé tous les pouvoirs à son niveau, où la valeur de l’entreprise lui est très attachée, va compliquer la tâche d’un repreneur soucieux de la pérennité des capitaux qu’il va investir et de leur rentabilité. Une gouvernance stable va sécuriser la transmission, notamment au profit d’un tiers.
Thierry Delille : J’ai acquis mon entreprise en sachant que je la revendrais à moyen terme. Il est très important de savoir déléguer pour pouvoir répartir le savoir. J’avais une équipe de cadres mais qui n’étaient pas très responsabilisés. J’ai donc su leur déléguer des responsabilités, j’ai formaté la société, sachant que quelques années plus tard, il serait plus facile de revendre l’entreprise avec une équipe en place si jamais le repreneur manquait de savoir-faire.
Jérôme Thébault : Pour le chef d’entreprise, il faut penser à sa société sans oublier sa situation personnelle et ses projets futurs, très souvent non pris en compte dans beaucoup de schémas de transmission. La cession de l’entreprise a bien été préparée, mais il n’y a pas eu d’analyse préalable de sa situation familiale et patrimoniale, de celle de son conjoint, de sa retraite, de ses revenus complémentaires, etc. Il faut en outre qu’il pense à l’ISF, aux nouvelles charges fiscales qui n’existaient pas hier. En effet, le chef d’entreprise est avant tout une personne physique, avec la particularité d’avoir un bien professionnel.
Thierry Delille : C’est aussi au chef d’entreprise de se poser les bonnes questions au départ. Après, il y a des conseils pour l’accompagner.
Jérôme Thébault : Les conseils doivent aussi susciter ces questions, l’accompagner dans cette préparation.
Branka Berthoumieux : Il est donc essentiel de questionner le cédant sur ses projets futurs, de savoir s’il a un projet de vie après la cession et s’il peut envisager de jouir d’une retraite sereine. Ces questionnements sont inévitables pour un repreneur et ses conseils.
Comment se projeter dans une vie après la cession de son entreprise ?
Branka Berthoumieux : Ce n’est jamais simple mais il faut néanmoins essayer de les faire parler sur le sujet. Il est beaucoup plus rassurant pour un repreneur de mener des négociations lorsque la personne en face de lui a bien mûri sa décision, qu’il ait ou non un projet après la cession de son entreprise, mais qui’il évoque le sujet avec détermination et sérénité. Lorsqu’ils cèdent par opportunité avant d’avoir atteint l’âge de la retraite, ou parce que c’est le bon moment, ou même par lassitude, on les retrouve systématiquement quelque temps après sur le marché de la reprise, ce qui peut être problématique aussi pour un repreneur.
Niels Court-Payen : Les entreprises familiales peuvent aisément maintenir la culture d’entreprise et la gouvernance en place. C’est le cas par exemple pour l’entreprise Sonomo, producteur de moules pour l’industrie verrière en région lyonnaise, que nous avons accompagnée l’année dernière. Nous retrouvons la même constance dans la reprise majoritaire d’une entreprise par son ou ses managers. Cela s’est vérifié dans la reprise de Vision Systems, leader mondial des protections solaires pour cockpits d’avions. La reprise par un tiers extérieur, comme nous avons pu le réaliser aux côtés des repreneurs de Global Hygiène (producteur de papier à usage unique) ou PIL (entreprise de fonderie), nécessite d’identifier chez le repreneur une forte capacité d’adaptation qui sera cruciale pour le succès du rachat majoritaire. Dans tous ces cas, on peut analyser des points de risques plus importants sur tel ou tel aspect mais en réalité, nous sommes dans un monde de TPE-PME qui veulent maintenir leur gouvernance et continuer à être indépendantes. Le véritable arbitrage se fait entre ces montages-là que nous encourageons et qui permettent le maintien en France d’entreprises familiales et les reprises de TPE-PME par des grands groupes industriels ou des fonds majoritaires. La création renforcée en France d’acteurs capables de devenir des ETI passe par ce type de montage. Par leur apport des 5 à 15 millions d’euros nécessaires, les banquiers en dette senior, les intervenants comme nous en mezzanine ou en obligations convertibles, et les fonds spécialisés en participation minoritaire aux côtés des managers vont être les juges de paix, assurant l’équilibre de ces opérations de reprise. L’alternative à ces opérations est probablement celle d’une cession industrielle dont on espère toujours qu’elle valorisera l’entreprise sur des bases plus généreuses. La contrepartie d’une cession industrielle potentiellement plus lucrative pour le cédant est la perte définitive de l’autonomie de l’entreprise. Toutes les opérations qui maintiennent une gouvernance autonome nécessitent des intervenants comme nous, mais également un cadre fiscal adapté pour gérer les problématiques de traitement des plus-values et de l’ISF.
Frédéric Coirier : Il faut effectivement différencier les transmissions de TPE-PME et les transmissions d’ETI.Techniquement et fiscalement parlant, la transmission de TPE se fait sans aucun problème. C’est davantage une question de préparation personnelle, et comme l’intuitu personae est fort, cela devient compliqué psychologiquement. Mais la France a un vrai déficit d’ETI.
Il y a une rupture au moment du passage au stade d’ETI. Il y a 14 000 ETI en Allemagne et 4 500 en France. Il est clair que le trou dans notre économie est là. L’Allemagne a su maintenir cette possibilité, notamment au point de vue de la fiscalité et de la formation. Même en restant familiale, une entreprise allemande peut trouver des solutions de management, qui souvent viennent de l’extérieur. Plus de 50 % du Mittelstand allemand à capital familial est dirigé par des managers extérieurs, mais a pu se transmettre parce que les droits de succession, etc., sont beaucoup moins confiscatoires et parce que les familles arrivent à trouver des solutions. Ce n’est pas un problème de volonté personnelle dans les ETI en France mais un problème de faisabilité technique et fiscale. La loi Dutreil a facilité les choses mais il était impossible, auparavant, de transmettre une entreprise de la taille de Poujoulat. De superbes groupes qui essaient de se redresser aujourd’hui, comme Rossignol, étaient partis à l’étranger et ont été complètement détruits. Ils commencent à renaître de leurs cendres aujourd’hui, mais nous avons beaucoup perdu.
Jean-Marc Durand : Nous faisons exactement le même constat. Il y avait peut-être un manque de goût des entrepreneurs français pour la croissance mais ils se heurtaient au problème de financement alors qu’on trouvait des solutions soit avec des fonds étrangers, soit avec des sociétés étrangères, soit avec des grands groupes français. Les premiers acheteurs des PME françaises sont les groupes français eux-mêmes. Quand il n’existe pas de solution française, l’alternative vient en général de l’étranger qui offre une appréciation du prix deux fois ou trois fois plus importante. Et même si le chef d’entreprise préférerait une solution différente, il la choisit quand même.
En France, le plus important est l’instabilité fiscale. Dès qu’un régime est connu et familier, il ne faut pas qu’il change tous les 15 jours. On ne peut pas prôner la confiance dans les entreprises d’un pays et faire des modifications perpétuelles très significatives. A contrario, le crédit d’impôt recherche, par exemple, est une tentative de maintenir la recherche en France, notamment au niveau des grands groupes. Ce régime fiscal est très stable, ce qui conduit aujourd’hui à ce qu’il soit le premier outil du financement de la recherche et du développement en France.
Jérôme Thébault : Il existait auparavant un régime de cession de valeurs mobilières et de titres relativement simple. En l’espace de quelques années, se sont accumulés six régimes différents pour les personnes physiques : le régime général des plus-values, avec abattement pour durée de détention et plusieurs régimes de faveur : dirigeants de PME qui partent en retraite ; cessions intrafamiliales (régime qui n’est d’ailleurs pas utilisé car le cessionnaire doit être une personne physique et généralement l’enfant n’a pas les moyens de racheter les titres de la société familiale) ; créateurs de jeunes entreprises innovantes ; le nouveau régime réservé aux entrepreneurs et un régime obligeant le cédant à remployer les capitaux issus de la cession dans une nouvelle entreprise. Au final, c’est un magma de mesures complexes, contraignantes et difficilement compréhensibles pour le chef d’entreprise qui souhaite céder son entreprise. Il faut militer pour une simplification des régimes. Les Assises de l’entrepreneuriat ont esquissé une piste de réforme avec des abattements élevés et progressifs en fonction de la durée de détention des titres de société en contrepartie de la suppression des régimes de faveur. Si c’est au nom de la simplicité et de la pérennité, j’y suis favorable.
Frédéric Coirier : L’ISF des actionnaires familiaux non dirigeants est également problématique. Nombreuses sont les personnes à vouloir conserver le titre, sans demander des revenus particuliers mais plutôt par attachement à l’entreprise. Elles sont dès lors assujetties à l’ISF, avec une obligation pour l’entreprise de leur verser des dividendes, y compris lorsque celle-ci enregistre des pertes. Ces entreprises qui pourraient techniquement avoir un capital stable se retrouvent obligées par la fiscalité de tirer sur la société d’exploitation pour rémunérer l’actionnaire qui doit payer l’impôt.
Pierre-Olivier Bernard : Cette problématique a également des répercussions sur la gouvernance de l’entreprise.
Frédéric Coirier : C’est fait pour tuer l’entreprise et empêcher la croissance.
Quels critères pour financer les opérations de transmission ?
Bernard Bullet : Les banques actives dans le financement de la transmission d’entreprise sont françaises et commerciales. Dans une opération, elles sont intéressées par la relation globale qu’elles ont avec l’entreprise et son dirigeant : traitement des flux, épargne salariale, faire des propositions en termes de gestion privée, etc. Elles sont dans une relation globale, ce ne sont pas des opérations «one shot».
Il y a une grande incertitude sur l’environnement économique depuis 2008. Les financements mis en place par les banques à l’occasion de la transmission d’entreprise, se remboursent avec les résultats des entreprises. La prudence est liée au manque de visibilité sur ce que les entreprises vont dégager en termes de rentabilité. Les banques ne sont donc pas réticentes à participer à ce type d’opérations, mais prudentes face à la capacité des entreprises à dégager suffisamment de résultat pour pouvoir rembourser les dettes. Au niveau des ratios, dans les années 2006- 2007, on prêtait parfois jusqu’à cinq fois l’Ebitda. A l’heure actuelle, les ratios sont plutôt compris entre deux et trois fois l’Ebitda, le complément se faisant avec des fonds propres ou des produits différents.
Niels Court-Payen : Nous avons accompagné une douzaine d’entreprises pour un total d’investissement de l’ordre de 25 millions d’euros. L’appétit des banques en dette senior est réel sur les bons dossiers, mais compte tenu du contexte économique, la prudence s’impose. Les dettes seniors financent désormais 30 à 40 % des opérations que nous accompagnons, rarement 50 %. L’equity est relativement rare lorsque l’entrepreneur recherche un partenaire minoritaire. Dans ce contexte nous intervenons aussi bien en dettes mezzanines juniors ou seniors qu’en capital minoritaire. Notre objectif est d’aligner les intérêts de tous les actionnaires sur des objectifs communs. Nos interventions permettent un montage mixte entre dette et capital. On parle souvent de «quasi-equity». Nous investissons néanmoins dans une optique de dette privée pour laisser à l’entrepreneur la possibilité de rembourser à sa main, ce qui est déterminant pour sa non-dilution au capital. Aujourd’hui les PME et les TPE sont mal valorisées par le marché. Or elles peuvent être amenées, par croissance externe, à devenir les ETI de demain. Nous sommes d’ailleurs très attachés à ces stratégies de croissance externe, qui ont un fort impact en termes d’emploi, de recherche et développement, et d’économies d’échelle. En s’insérant dans un plan de financement mixte entre equity et dette, nous devons structurer notre offre pour assurer un remboursement de la dette senior serein. Nous proposons le plus souvent des dettes in fine et nous acceptons un risque correspondant à un non-amortissement de notre propre dette pendant parfois trois ou cinq ans. S’il faut accompagner une opération de LBO, nous pouvons même aller jusqu’à sept ans. Cela ne peut être proposé qu’en analysant chaque opération comme du sur-mesure.
Ce financement est-il coûteux ?
Niels Court-Payen : La dette bancaire est aujourd’hui rémunérée à un taux très bas. On trouve des dettes d’entreprises à des marges de moins de 250 points de base. Le danger potentiel vient des taux interbancaires nettement en dessous de 1 % dans un contexte où le coût final pour l’entreprise de 3,5 % pourrait remonter violemment. Il y a à l’heure actuelle une anomalie de marché : les dettes bancaires ne sont pas suffisamment rémunérées et sont limitées en montant. Les TPE-PME ne peuvent pas trouver de financements sur des montants importants. En opposition à ces taux bas, une dette mezzanine, en obligation convertible, va être rémunérée classiquement à 6 % en taux d’intérêt payé, et 6 % en intérêt capitalisé, complété par des bons de souscription d’actions (BSA) donnant un accès au succès du projet. Au final, la rémunération sera com- prise entre 12 et 15 % versus des financements sur des ETI ou des grosses PME qui bénéficient de taux de 4 % et 10 % pour des prêts eux amortissables. Ce différentiel de taux est parfaitement justifié. Ces financements sont donc raisonnables, à condition que le projet financé dégage lui-même un TRI de 20 ou 25 %. Il est sinon aberrant de s’endetter à 12 % si le projet ne bénéficie pas d’un effet de levier positif.
Pierre-Olivier Bernard : On observe que ce financement est plus facile à obtenir pour des entreprises ayant des projets de croissance externe permettant ou favorisant une amélioration des multiples ou de l’Ebitda. A ce titre, on relève d’ailleurs que l’obtention d’un financement est encore facilitée lorsque la croissance externe porte sur des cibles localisées dans des pays émergents.
Jean-Marc Durand : Nous ne constatons pas de baisse des opérations de transmission deTPE-PME. Qu’elles soient entre tiers, familiales ou autres, elles sont toujours financées par recours au crédit. Depuis la crise de 2008, il y a eu un réajustement des conditions bancaires c’est-à-dire des marges. Auparavant, en France, les activités de crédit à moyen ou long terme étaient très peu margées. La France ne vendait pas le crédit bancaire à son prix, contrairement au reste de l’Europe. Depuis la crise de 2008, les choses ont changé. Pour simplifier, j’estime que la correction a porté sur 100 points de base de marge en plus. Ceci s’inscrit dans un marché des taux qui a été à la baisse, car on n’a jamais vu l’argent aussi peu cher qu’aujourd’hui. C’est d’ailleurs très mauvais signe.
Les entreprises n’ont pas véritablement de problème de coût du crédit bancaire. Je ne suis pas sûr que le réajustement corresponde encore au vrai coût du risque du crédit car les opérations de transmission, avec des tiers ou des salariés, connaissent un taux de défaillance de l’ordre de 20 %. Une transmission sur cinq se passe mal, ce qui justifierait une marge plus élevée !
Branka Berthoumieux : Un investisseur financier ou un banquier ne refusera jamais un bon dossier avec un montage financier cohérent et avec un profil de repreneur adéquat. Mais la fragilité des ETI est connue, le marché peut se retourner et rendre la situation compliquée en six mois. En 2012, nous avons vu certaines opérations ne pas aboutir parce que l’entreprise était dans l’incapacité de montrer une situation intermédiaire ou un dernier bilan favorable. Le cédant considère qu’il s’agit d’un accident de parcours, le repreneur attend un impact sur le prix de cession, le banquier prend peur. Le marché de la reprise a donc été plus compliqué depuis trois ans. L’absence de visibilité rend l’élaboration des business plans compliquée.
Jean-Marc Durand : La situation ne sera pas simplifiée avec le crédit d’impôt compétitivité emploi. Il va induire en 2013 une amélioration des résultats de l’ordre de 4 %.
Frédéric Coirier : Il va surtout éviter une baisse de résultats, notamment dans des secteurs comme l’automobile ou la con- striction.
Jean-Marc Durand : C’est une compensation. Et il est prévu qu’il passe à 6 % en 2014. Dans l’analyse des résultats, il y a des éléments exogènes qui ne facilitent rien.
Frédéric Coirier : J’ai récemment fait un calcul : le forfait social qui pèse sur l’intéressement et la participation, l’augmentation du coût des retraites, ainsi que toutes les petites taxes qui s’accumulent me coûtent au global autant que ce qui va me revenir. Dans le meilleur des cas, ma situation sera neutre. Elle permettra à ceux qui sont en perte d’équilibrer, mais la lecture des comptes de résultats sera compliquée.
Bernard Bullet : Du point de vue des cédants, les valeurs d’actifs et de titres restent relativement élevées. L’analyse est la même du point de vue du banquier. Les valorisations d’actifs sont élevées et freinent les opérations.