La transmission devrait concerner environ 630 000 entreprises entre 2015 et 2025, selon un rapport remis au gouvernement. Mais plus de la moitié d’entre elles finiront par fermer en l’absence de repreneur. Transmission familiale ou à un tiers, opération de croissance externe, la reprise d’entreprise reste complexe. Alors, quelles en sont les clés ? Au cours de cette table ronde quatre experts font d’abord un point sur le marché de la transmission d’entreprise avant d’évoquer les dispositifs juridiques et fiscaux disponibles en la matière, ainsi que les besoins en termes de sécurité juridique et d’accompagnement.
Panorama de la transmission
Marc Sabaté, associé, In Extenso Finance et Transmissions : Au sein d’In Extenso Finance, nous publions chaque année un Panorama régions & transmission qui constitue un bon historique du marché de la transmission d’entreprises à travers un échantillon, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui d’indicateurs et d’organisations qui publient de manière systématique toutes les opérations de cession majoritaire. Nous travaillons à travers un échantillonnage qui est aujourd’hui important puisqu’on a étudié en 2021 près de 1 200 transactions entre 1 et 50 millions d’euros de valorisation. Je pense que c’est important aujourd’hui de concentrer notre réflexion sur la PME, qui peut devenir une ETI. 2021 est un marché en fort rebond. C’est clairement ce qui ressort de nos statistiques. On peut dire deux choses : bien évidemment, 2020 a été une année très particulière qu’il faudrait presque, non pas gommer, mais en tout cas analyser de manière spécifique, puisque c’est une année de crise sanitaire. A fin juin 2020, on avait un marché en baisse globale de 40 %, confinement oblige, puis finalement de 20 % sur l’année. Donc le deuxième semestre 2020 avait déjà marqué une forme de reprise. On a complètement corrigé ce cycle en 2021 et ce sur tous les aspects du marché, que ce soit la partie basse, moyenne ou haute du segment, puisque globalement, on est à plus de 40 % de croissance.
On constate un retour aux affaires des fonds d’investissement, qui ont représenté en 2021 une part importante des transactions, retrouvant ainsi le trend que l’on avait connu auparavant. Sur le début de l’année 2022, on a une petite tendance à la baisse que l’on chiffre aujourd’hui à fin mars entre 15 et 20 %. Sachant que sur trois mois, il est compliqué d’avoir des statistiques très précises. On n’a pas encore le recul suffisant. Nous pensons sur nos marchés que cela est dû en partie à un effet de balance. Après un marché 2021 de rebond qui a vu une grande croissance dans le nombre d’opérations, il faut que globalement le marché « digère » cette croissance. On a aussi l’effet de sujets conjoncturels comme la hausse des matières premières, qui existe déjà depuis l’été dernier, ou un effet sur les ressources, qu’elles soient humaines ou d’approvisionnement. Il y a actuellement des difficultés de recrutement dans beaucoup de secteurs qui pèsent sur la croissance et sur ce que l’on appelle le current trading des entreprises. Cela impacte leur capacité à bien acheter ou bien se vendre, en tout cas cela pose la question de leur valorisation à court terme ; alors même qu’à fin mars, début avril, il ne semble pas y avoir trop d’effet lié aux événements que nous connaissons aujourd’hui en Europe de l’Est, notamment en Ukraine. Et on a effectivement, dans nombre d’industries et de secteurs, des sujets de reprise tardive, comme l’hôtellerie l’année dernière et les industries qui souffrent de difficultés d’approvisionnement. Tout cela pèse sur le marché de la transmission sur ce début d’année.
«C’est notre rôle d’informer et de former les dirigeants à tout ce qui fait la panoplie des outils de transmission.»
La tendance que l’on prévoit sur 2022 est probablement un retour à la normale. Si l’on met en perspective les quatre dernières années, on s’aperçoit que l’on a connu une année 2019 record en termes d’activité du marché du M&A, puis en 2020, une forte décroissance compte tenu du Covid et en comparaison d’une année 2019 structurellement haute. Je pense que 2022 s’oriente plutôt comme 2018, une année globalement assez standard, avec un volume de deals assez classique, marquant peut-être une petite baisse par rapport à 2021 compte tenu des effets de conjoncture.
Les tendances du marché continuent à être drivées par les sujets récurrents : la valorisation et la gestion d’actifs au sens large du terme, c’est-à-dire que les cédants opèrent leurs arbitrages en termes de cessions. Les actionnaires, les personnes physiques, les actionnaires familiaux ou les fonds d’investissement sont revenus à des fondamentaux. La retraite, bien évidemment, fait partie des sujets qui font que les sociétés cherchent des repreneurs. C’est un critère, mais ce n’est pas le premier. Le phénomène d’opportunité de valorisation, de moment de marché, de cycle économique est souvent plus important dans le choix de cession ou d’acquisition. On voit aujourd’hui beaucoup d’opérateurs sur le marché, des corporates, des grosses entreprises, cotées ou non, des fonds d’investissement, des family offices qui sont à l’achat et ces derniers motivent effectivement un certain nombre de vendeurs à réfléchir : « Est-ce que c’est le moment de vendre ? » S’ajoute à cela le fait que l’on a globalement une fiscalité de la cession qui est assez homogène depuis quelques années, on n’a pas connu de grosses variations – je parle globalement – de modification de fiscalisation de la plus-value de cession.
Il y a des sujets : les management packages par exemple, la fiscalité et la capacité des dirigeants à optimiser leur transmission vers leurs salariés à travers des mécanismes de donation d’actions gratuites qui ont des composantes fiscales et techniques qui ont évolué et ne sont pas forcément très favorables aujourd’hui. Il y a une réflexion, je pense, qui est intéressante.
Pour compléter, si l’on regarde cette séquence 2018-2022, on s’aperçoit qu’il y a un type d’acteurs qui reste globalement assez important dans le secteur de la transmission, à savoir les fonds d’investissement qui impactent de manière très positive ou négative le marché. Ces dernier étaient en retrait en 2020, parce qu’ils se sont concentrés sur leurs participations, donc le volume d’acquisition s’est nettement ralenti, ce qui a expliqué pour l’essentiel la baisse du marché en 2020 ; ils sont revenus fortement en 2021 et ils continuent à gérer beaucoup de liquidités. Au niveau des secteurs d’activité, les secteurs qui ont fortement progressé en 2021 sont ceux qui étaient en forte baisse en 2020 : l’agroalimentaire, le facility management, les utilities, l’infra ou les services aux entreprises qui participent à la transition, notamment énergétique. Il y a également les télécommunications, la data, le digital, tous ces secteurs assez structurants de ce que sera, ou pourra être, l’économie de demain.
Mathieu Sautrau, CCI Paris : J’ajouterai deux compléments : déjà sur la taille des entreprises. Je rappellerai quand même que les TPE représentent 95 % de notre tissu économique. Je pense qu’il faut s’intéresser aux PME, mais regarder aussi ce qui se passe du côté des petites entreprises, parce que ce sont elles aujourd’hui qui font le marché. On anticipe près de 600 000 opérations de transmissions, portant très majoritairement sur des TPE. Et puis par ailleurs, concernant les motivations à la vente, je rejoins entièrement M. Sabaté. Je préciserais quand même que sur 2021, on a vu une dynamique qui a été portée par l’accès au crédit qui était facile, on avait des entreprises qui avaient beaucoup de liquidités, qui ont profité pour faire de la croissance externe. Alors qu’aujourd’hui, avec la pression que l’on a sur les matières premières, avec les difficultés de recrutement, on a de nouveaux acheteurs qui se profilent, moins de personnes physiques, plus de groupes, plus de PME qui cherchent à faire de la croissance externe pour, effectivement, aller chercher le seuil de rentabilité. On le voit dans les secteurs traditionnels qui font de la croissance externe pour avoir une approche assez agressive sur le territoire. Des opérations de consolidation, donc une stratégie beaucoup plus pragmatique que ce que l’on pouvait voir en 2021, où tout le monde faisait de la croissance externe parce que l’argent n’était pas cher. En 2022, on a quand même des gens qui se mettent en mode croissance, mais par souci de pérennité, en se disant : « Je n’ai plus le choix. Il faut que je fasse de la croissance externe parce que j’ai des coûts qui vont progresser, un marché – on le voit dans le traitement des déchets, ou dans les industries graphiques – qui se comprime, des charges qui augmentent », donc automatiquement, on va chercher l’économie d’échelle et de la croissance externe. Depuis 2021, sur les 24 derniers mois, alors que d’habitude, on a toujours une frange des acquéreurs qui sont des personnes physiques, on en voit un peu moins. Ils sont remplacés, effectivement, par une demande des entreprises, PME, ETI, grands groupes, qui font de la croissance externe de façon assez agressive, sur des tailles d’entreprise jusque-là écartées.
Xavier Rollet, associé, Racine : Pourriez-vous nous préciser la méthodologie du panorama In Extenso ?
Marc Sabaté : Pour cette étude, on s’appuie sur l’expertise de notre partenaire Epsilon Research qui, à la fois, repère les transactions et complète l’information sur l’opération, l’acquéreur, le vendeur. Il ne s’agit que de deals majoritaires dont la valorisation est comprise entre 1 et 50 millions d’euros. Les opérations minoritaires, comme les levées de fonds, sont écartées, tout comme les opérations de type « asset deal », les deals immobiliers, les fonds de commerce, les sujets distress. On estime globalement qu’il y a environ entre 4 000 et 5 000 opérations par année dans ce segment de marché. Alors bien évidemment, il y a beaucoup plus d’opérations quand on descend en termes de taille d’entreprise, et là, je rejoins Matthieu Sautrau sur son analyse. Quand on regarde la TPE de quelques centaines de milliers d’euros à deux ou trois millions d’euros de valorisation, je renvoie aux études de l’Observatoire de la transmission édité par le groupe BPCE, qui évalue le nombre d’opérations entre 30 000 et 50 000 par an.
Le panorama que l’on a démarré en 2017 est intéressant dans la succession des années, pas uniquement dans le volume annuel en tant que tel. Ce dernier permet certes d’avoir des indications, mais c’est l’analyse d’une année sur l’autre, avec une méthodologie constante, qui permet d’analyser les évolutions, les tendances. Cela reste lié à un échantillon d’opérations, celles pour lesquelles nous avons l’ensemble des informations, il s’agit d’un « panorama » et non pas d’un « baromètre ». Depuis que nous avons démarré cette étude, nous constatons une tendance à une meilleure communication sur les deals. Je dirais que notre époque, avec plus de transparence, plus de communication, fait qu’il y a un peu plus d’information publiée sur les deals, ce qui nous permet d’avoir une meilleure couverture. En 2021, on a analysé un peu moins de 1 200 opérations, on est encore loin des 4 000 qui sont réalisées, qui concernent en partie des opérations internes ou des transmissions familiales notamment. Ce qui est intéressant à observer, ce sont les tendances de marché. On constate une volonté d’être plus local, de racheter des entreprises notamment dans sa propre région ou dans une région limitrophe, pour développer ses parts de marché, développer ses compétences, aller chercher de la technologie. On observe que le marché de la transmission reste encore aujourd’hui très actif.
Mathieu Sautrau : Et restera dynamique parce que d’une certaine façon, on voit quand même une nouvelle génération d’entrepreneurs, quelle que soit la taille de l’entreprise… Il y a encore quelques années, vous aviez le patron qui était créateur de son entreprise, pure player, qui vendait pour départ en retraite. Aujourd’hui, on a une génération de quarantenaires qui arrivent à la tête des entreprises qu’ils ont eux-mêmes reprises, qui sont plus détachés par rapport à l’entité, mais plus portés sur la stratégie. J’ai échangé encore ce matin avec un patron d’une entreprise de cosmétique, il anticipe. Il a une vision. Il a l’habitude de côtoyer, effectivement, la sphère M&A. Il se fait un peu coacher par son banquier, par son expert-comptable. Il est très ouvert aux opportunités qu’on lui propose. Ce que je n’avais pas avant avec un patron de PME, qui me disait : « Non, je vendrai dans quatre ans parce que j’ai 56 ans. » Il y a une posture qui est nouvelle. Peut-être était-ce accentué par le Covid, la remise en question sur le management, la remise en question sur les approvisionnements ? Peut-être, mais on a aussi de toute façon une génération d’entrepreneurs qui est plus portée sur la stratégie et peut-être moins sur le produit en tant que tel.
Xavier Rollet : Nous intervenons plus spécifiquement sur les ETI. Pour autant, nous observons les mêmes tendances. Le début d’année, effectivement, était assez calme. Il y a eu la présidentielle, et c’est vrai que classiquement, en année d’élection, le marché est plus attentiste. On constate clairement depuis un mois un fort rebond. Donc on retrouve les tendances relevées par Marc Sabaté, surtout pour la transmission à titre onéreux, les fonds d’investissement étant les grands animateurs de ce marché. Il est vrai que l’industrie du private equity, de manière générale, lève énormément de fonds. Il est clair que les entrepreneurs, comme celui que vous avez vu ce matin, sont sollicités régulièrement par ces acteurs qui ont une approche commerciale très dynamique. Cette tendance est très présente même si on ne sait pas combien de temps elle va durer. De ce fait, notamment, nous constatons que la transmission familiale se réduit d’année en année au profit de transmissions externes. Les quadras qui ont créé leur entreprise n’ont pas nécessairement pour philosophie de transmettre aux générations suivantes.
«Nous constatons que la transmission familiale se réduit d’année en année au profit de transmissions externes. »
Marc Sabaté : Les transmissions familiales représentent moins de 10 % des transmissions aujourd’hui. On était à plus de 30 % il y a 25 ans.
Xavier Rollet : Le thème de la transmission familiale devient un thème finalement assez secondaire. D’ailleurs, c’est à se demander si la question politique n’est finalement pas : est-ce que l’on ne doit privilégier que la transmission familiale ? Est-ce qu’en soi, c’est le sujet principal de pérennité des entreprises ? Il y a selon moi trois types de transmission : la transmission familiale, la transmission en externe et la transmission aux cadres.
François Vignalou, associé, Bignon Lebray : Souvent les trois modes peuvent être associés. On voit des schémas où un fonds d’investissement entre au capital en même temps que les fondateurs transmettent aux enfants, et il est aussi fréquent de proposer aux cadres de devenir actionnaires. Le fonds d’investissement sera présent pour cinq à sept ans, alors que les cadres ont vocation à rester plus longtemps.
Pour revenir à ce qui a été évoqué, je veux juste préciser un point. L’année 2021 était assez dynamique, 2022 aussi démarre bien. En revanche, je constate que les opérations sont plus longues à se faire, parce qu’il y a peut-être plus d’hésitation sur les valeurs, la valorisation. Même si les fonds sont prêts à investir beaucoup d’argent, il y a plus de prudence sur les valeurs de l’entreprise compte tenu de la conjoncture probablement. Un phénomène est également de plus en plus utilisé, la mise en place des clauses earn-out, c’est-à-dire un versement d’un complément de prix si la performance attendue se réalise effectivement. Je l’ai vu ou mis en place de plus en plus ces derniers temps. Des opérations se sont arrêtées dans des secteurs industriels parce que justement, c’étaient des facteurs qui étaient très impactés par la crise, je parle plutôt de la crise des matières premières. Finalement, ce sont les cédants qui ont arrêté en disant : « On préfère consolider, voir comment les choses vont évoluer pour se vendre à un tiers industriel. » Il y a beaucoup d’opérations, mais elles sont un peu plus longues, plus prudentes.
«Même si les fonds sont prêts à investir beaucoup d’argent, il y a plus de prudence sur les valeurs de l’entreprise, compte tenu de la conjoncture. »
Xavier Rollet : C’est vrai que ce n’est pas parce qu’il y a un afflux de fonds privés important que les opérations se réalisent de manière plus fluide. Il y a tout de même une attention très particulière portée aux valeurs d’entreprise. Existe-t-il dans l’étude citée une partie sur les valorisations et les multiples actuels ?
Marc Sabaté : Dans le panorama, on ne suit pas les multiples de valorisation, parce qu’il existe d’autres études, notamment l’indice Argos Epsilon Research. Sur le segment small caps, il est compliqué d’avoir les informations sur la valorisation. L’indice Argos Epsilon est intéressant et donne une vision du marché des très grosses opérations, essentiellement centré sur des deals entre 50 et 500 millions d’euros. C’est un indicateur de l’évolution. Il est plutôt en baisse.
Je rejoindrais François Vignalou sur l’analyse de la durée des opérations, où il y a effectivement une petite latence aujourd’hui sur le fait que l’on sort d’une année 2021 de fort rebond, où probablement, notamment au premier semestre 2021, on a eu une pression à l’acquisition très forte, notamment des fonds d’investissement et à des niveaux de prix élevés. On revient à des niveaux un peu plus raisonnables. Les tendances de consommation des ménages et de carnets de commandes présentent aujourd’hui de petits risques en termes de ruptures d’approvisionnement, de délais de stock, de délais de sortie, etc., qui font qu’il y a un peu d’attentisme sur les valorisations, et que les deals peuvent se décaler. Effectivement, les mécanismes d’earn-out sont utiles. Il faut les sécuriser en partie, trouver les bons critères côté acquéreurs et côté cédants, que ce soit lisible et ne prête pas à confusion quand il faudra les mettre en œuvre. C’est un bon moyen pour rapprocher les positions.
Mathieu Sautrau : J’ajouterais, effectivement, qu’il est difficile d’avoir une approche normative entre 2020 et 2021, parce qu’en 2020, beaucoup de subventions ont été versées et parce qu’en 2021, tout n’est pas reparti comme on l’espérait. C’est peut-être aussi pour ça que l’on demande un earn-out, car on n’a plus cette visibilité qui était évidente avant. Certains cédants nous parlent encore de 2019 car en 2020, les chiffres n’étaient pas très bons, et en 2021, ce n’était pas encore revenu à la normale. C’est plus difficile de dégager une valeur, un prix parce que l’on marche un peu sur des œufs.
Outils juridiques et fiscaux
Xavier Rollet : Du point de vue de la fiscalité, il y a trois grands thèmes. D’abord, le pacte Dutreil concerne la transmission familiale. Ensuite, la cession en tant que telle, pour laquelle on constate une grande stabilité grâce à la flat tax qui est claire. Tous les entrepreneurs aujourd’hui sont rassurés et éprouvent un certain confort dans ce système. Si l’incertitude sur les régimes fiscaux en la matière a prédominé durant un certain nombre d’années, depuis quelque temps on a un régime stable qui fluidifie les processus de transmission. Ça, c’est l’aspect transmission directe.
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François Vignalou : Le taux d’imposition de 30 % est effectivement un taux qui est assez bien accepté.
Marc Sabaté : Ce n’est pas l’un des moins chers au niveau européen, mais on n’est pas non plus dans les plus hauts.
Xavier Rollet : C’est vrai que l’on est à la limite de l’acceptation, avec un seuil psychologique du tiers.
Le troisième thème fiscal, c’est l’accès au capital des managers capables de reprendre la direction opérationnelle. C’est un vrai sujet, je trouve qu’il est essentiel. Or, aujourd’hui, sur le plan fiscal, les outils pour transmettre aux managers et salariés ne sont pas adaptés. On a toujours cette chape de plomb liée aux craintes incessantes de Bercy de faire passer en réalité de la rémunération dans du capital, et je ne parle pas que du sujet des management packages. Il faut en effet favoriser la transmission à des gens qui sont réellement compétents pour pérenniser l’entreprise et créer de la valeur, et pour ceux-là, je trouve que l’on ne favorise pas assez leur accès au capital. C’est un problème. Il y a un certain nombre d’entrepreneurs qui seraient beaucoup plus enclins à transmettre aux managers plutôt que de céder aux sirènes des fonds, s’ils avaient des systèmes plus fluides, et efficaces. Encore une fois je parle des systèmes qui permettent de transmettre l’entreprise et non des systèmes de juste partage de valeurs.
Marc Sabaté : On peut bénéficier du pacte Dutreil lors d’une reprise par des salariés.
Xavier Rollet : Oui, absolument, mais c’est extrêmement compliqué à gérer avec les salariés.
Marc Sabaté : Il y a aussi une question de formation des dirigeants. Il n’y a pas d’étude récente, si tant est que cela n’ait jamais été fait, sur l’âge moyen des cédants. Je n’ai pas l’impression. C’est notre rôle d’informer et de former les dirigeants à tout ce qui fait la panoplie des outils de transmission. On associe souvent le pacte Dutreil à un pacte familial. Il a été beaucoup utilisé pour ça, mais en pratique, vous pouvez faire un pacte Dutreil avec vos salariés. Rien ne l’interdit.
Xavier Rollet : Il faut que le bénéficiaire reste dans l’entreprise, s’il part, c’est une catastrophe.
Marc Sabaté : C’est là où il y a des aménagements à la marge qu’il faudrait regarder et qui seraient intéressants à faire, parce qu’effectivement, le législateur veut absolument prémunir l’Etat et les organisations sociales contre le fait que l’on utilise des transferts de capitaux comme rémunération. D’où les évolutions de taxation sur les actions gratuites, d’où l’intervention du Conseil d’Etat sur le management package, qui sont en fait aujourd’hui des freins à une transmission intéressante, souvent la première à disposition du dirigeant, à savoir son management. Et les fonds d’investissement sont très demandeurs d’avoir un cédant qui participe à l’opération, parce qu’il est le garant du passé, mais aussi de faire monter au capital les collaborateurs qui sont garants du futur. Le trio gagnant, c’est un cédant, des managers et un investisseur financier qui va assumer tout ou partie du risque financier. Et là, on a souvent des opérations qui sont gagnantes et qui créent de la valeur surtout si elles sont accompagnées d’une politique de croissance externe. On accompagne beaucoup de ces entreprises qui se transmettent à des fonds d’investissement et des managers, et qui ont une vocation à aller faire de la croissance externe pour passer de 10, 20, 30, 40 millions à 50, 60, 80, 90. Et là, on crée de la croissance vertueuse.
François Vignalou : Sur la transmission aux salariés, je pense qu’il faut la dissocier de la question de la jurisprudence du Conseil d’Etat sur le management package parce qu’on est d’accord pour dire que ce dernier n’est pas la transmission salariale. Il s’agit de l’alignement des intérêts entre les investisseurs et les managers, souvent à l’occasion d’un LBO sur un temps qui est relativement court.
En revanche, sur la transmission aux salariés, la véritable question qui se pose est de comprendre pourquoi il n’y en a pas ; et pourquoi une entreprise sur deux n’est pas transmise. Je ne suis pas sûr que ce soit seulement une question d’ignorance de la part des cédants, c’est surtout un manque de mécanisme d’incitation. Aujourd’hui, le seul mécanisme, c’est 300 000 euros d’abattement en cas de transmission à un salarié. On peut coupler avec le pacte Dutreil, mais à nuancer puisque ce dernier, quand on le transmet à un salarié, coûte quand même 60 % de droits. Or, il y a un besoin d’accélération sur ce sujet. Pour rebondir sur le pacte Dutreil, qui porte principalement sur la transmission intrafamiliale, on est vraiment à un stade où le produit est mûr, où il a été nettoyé et beaucoup facilité. On a aussi allégé son formalisme. Aujourd’hui, on a le bon outil pour transmettre aux familles, et je pense que le pacte Dutreil a montré son efficacité.
Marc Sabaté : Je dirais même que, comme la flat tax à 30 %, on a un système qui commence à être enfin mature. Or, le monde économique n’a rien besoin d’autre que de sujets qui ne changent pas. C’est comme ça que l’on crée des comportements efficients et durables, c’est-à-dire avec un cadre juridique qui est pérenne. On peut construire des stratégies patrimoniales, on peut construire des stratégies de transmission, on peut construire des stratégies de croissance externe, parce que l’outillage juridique est stable, et cela permet de caler les comportements des opérateurs économiques. Il n’y a rien de pire que le yo-yo juridique.
Xavier Rollet : J’ajouterai un bémol, du fait de cette obsession dans le pacte Dutreil qui consiste à exiger que les héritiers soient les dirigeants opérationnels (comme on l’a vu encore sur les derniers commentaires sur les pactes réputés acquis, etc.). Or, on peut très bien imposer un certain nombre de conditions, comme la pérennité de l’actionnariat. Je transmets aux générations futures pour que cette entreprise familiale le demeure. Pour autant le management opérationnel peut être assuré par d’autres, pas forcément parties au pacte Dutreil. Et là, pour l’instant, les deux sont imbriqués. On ne peut aujourd’hui pas avoir de dissociation entre le capital et le management. L’idée, c’est de rendre pérennes ces entreprises et ce n’est pas leur rendre service que d’imposer forcément que le dirigeant soit quelqu’un de la famille.
Marc Sabaté : On peut être un héritier et pas un successeur.
Xavier Rollet : En effet, je trouve que l’on rendrait vraiment service aux entreprises, sans ouvrir une porte d’optimisation fiscale éhontée aux entrepreneurs, en disant : « Vous pouvez conclure un pacte Dutreil sans que la direction opérationnelle soit forcément gérée par les enfants. » Ce qui d’ailleurs fait le lien avec le Dutreil qui serait pour les salariés, qu’il est quasiment impossible à mettre en place dans sa forme actuelle car un salarié partant peut remettre en cause tout l’équilibre du dispositif.
François Vignalou : C’est la bombe à retardement. Je le mets en place actuellement dans une famille où les deux enfants n’avaient pas l’envergure de dirigeants. Le père avait trouvé un directeur général en qui il avait confiance et avec qui il a mis en œuvre la transmission au fur et à mesure pour éviter les surcoûts. Nous l’avons mis en œuvre plusieurs fois, mais ça ne marche qu’avec un ou deux managers, et pour des montants très faibles.
Marc Sabaté : Il existe un outil très juridique, qui n’est pas un outil fiscal, c’est le pacte d’actionnaires. C’est un sujet très important car ce dernier garantit aussi beaucoup les transmissions. On voit aujourd’hui des pactes, non pas complexes, mais être de plus en plus présents, y compris dans des petites entreprises. Il y a de nombreuses années, on voyait le pacte d’actionnaires dans les grands groupes, puis au fur et à mesure, cela a irrigué l’économie et on en trouve de plus en plus, y compris dans des petites entreprises. C’est un vrai outil juridique de gestion de la transmission puisque ça anticipe un certain nombre de situations qui peuvent se présenter demain. Il est très intéressant dans les opérations de transmission d’avoir à nos côtés des avocats qui maîtrisent bien cet outil du pacte d’associés pour le cédant et pour le repreneur.
Transmission aux salariés
Xavier Rollet : Pour la mise en œuvre de la transmission aux salariés, il existe deux moyens. D’une part, il y a le pacte Dutreil, qui doit effectivement être adapté. D’autre part, il y a l’accès au capital. On a parlé des actions gratuites, parce qu’il y a des entrepreneurs qui sont prêts aussi à donner gratuitement au-delà des seuils existants aujourd’hui. C’est vrai que la limite est tout de même de 10 % du capital. Il faut assouplir le système des actions gratuites, qui est en soi un très bon tant dans sa philosophie que dans sa mécanique fiscale. Mais pourquoi limiter à 10 % la faculté qu’ont des actionnaires de donner gratuitement du capital aux salariés ? Si le chef d’entreprise a envie de donner 50 %, donnons 50 %. C’est gratuit, il n’y a pas d’effet fiscal négatif. Je pense que c’est quelque chose qui pourrait être fortement amélioré et qui, encore une fois, associerait davantage les acteurs internes de l’entreprise que sont les salariés et les managers, sans forcément devoir faire appel systématiquement à des investisseurs tiers.
François Vignalou : C’est une question idéologique en France, tout ce qui revient au salarié doit être considéré comme du salaire, donc doit être imposé comme tel avec des charges sociales. On a admis, il y a quand même assez longtemps, que l’on pouvait, jusqu’à 10 %, sortir du régime du salaire, mais au-delà, ce n’est pas possible. Les arrêts du Conseil d’Etat sur le management package l’illustrent : tout ce qui concerne de près ou de loin le salarié doit être considéré comme tel. Il faudrait changer l’idéologie pour permettre effectivement de transmettre aussi aux salariés. L’objectif est identique : la pérennité des entreprises. Il faut que le législateur clarifie la situation du salarié qui est payé, qui touche un salaire pour son travail au quotidien, et qui par ailleurs peut devenir actionnaire, soit en s’endettant, soit en recevant gratuitement des actions.
Marc Sabaté : Mais il y a aussi un travail de formation, d’information et de pédagogie qui reste nécessaire auprès des dirigeants d’entreprise. Je ne vais pas reparler de la loi Hamon ici, puisque l’on a suffisamment évoqué le sujet, mais sans revenir à ces aberrations, le fait pour un dirigeant de partager ses comptes, sa stratégie avec des personnes qui lui sont subordonnés – là, je parle du contrat de travail –, ce n’est pas simple. C’est compliqué d’un point de vue psychologique. Et notre travail effectivement dans ce genre d’opération, c’est d’accompagner cette transmission, ce qui n’est pas toujours simple. Ce sont aussi les comportements des chefs d’entreprise qu’il faut faire bouger et rien ne vaut l’évolution des sociétés. On voit aujourd’hui de plus en plus d’entrepreneurs plus jeunes être attentifs à la question du devenir de l’entreprise. Est-ce que je la vends pour gagner beaucoup d’argent ou est-ce que c’est un bien social ? Est-ce que je dois la donner ? Est-ce que je dois la transmettre ? On voit de nouvelles manières de transmettre son entreprise. Et la transmission d’entreprise suit aussi ces mouvements, avec des changements de comportements qu’il faut accompagner. Je trouve que notamment les chambres de commerce ont un rôle majeur à jouer : « Est-ce que vous êtes accompagné ? Est-ce que vous avez des solutions en interne ? Est-ce que vos enfants sont intéressés ? Est-ce que vous allez peut-être vendre un jour ? Est-ce qu’il ne faut peut-être pas aller chercher un repreneur qui va prendre 10 % du capital, être votre DG, puis demain votre successeur ? », etc. Cela ne se décrète pas par une loi à Bercy ou ailleurs.
Mathieu Sautrau : Il y a un vrai rôle de sensibilisation, de préparation. Donc les chambres le font. Tout le monde le fait, c’est vraiment l’écosystème qui doit préparer le chef d’entreprise. Les chambres ont mis en place en 2000 l’Ecole des managers. Parce que derrière le désir de reprendre la succession du patron, il y a aussi un problème de compétence. Moi, je le vois souvent quand je parle avec des patrons de PME, quand on valide le projet de cession, on évoque toujours la transmission aux salariés. Alors, je suis d’accord avec M. Sabaté, effectivement, il y a un problème d’ego, on ne veut pas partager, mais parfois un bon N-1 n’est pas forcément un bon dirigeant, parce qu’il faut avoir une vision globale, il y a un sentiment de prise de risque. Il y a aussi une capacité financière que les salariés n’ont pas forcément.
«Être patron de PME aujourd’hui demande beaucoup de compétences.»
Donc l’Ecole des managers vise à les préparer pendant un an. C’est de la formation sur le long terme, mis en place à l’époque pour les transmissions familiales étendu à tous les particuliers afin de donner l’étoffe d’un patron, d’un entrepreneur. Ce n’est pas un job qui s’improvise. Être patron de PME aujourd’hui demande beaucoup de compétences et on l’a vu avec le Covid, savoir gérer ses achats, piloter sa trésorerie, savoir fidéliser ses managers… c’est compliqué. L’Ecole des managers prépare sur le long terme la succession en interne des entreprises.
Perspectives
François Vignalou : Nos clients viennent souvent nous voir trop tard même si nous les avions suivis pour les acquisitions, pour la progression de l’entreprise, pour sa croissance. Et puis, il y a un moment où l’on pose les questions, parce que souvent, ils ne se la posent pas : ils ne veulent pas le verbaliser. Donc on leur pose les questions : est-ce que vous avez quelqu’un dans la famille, un enfant qui va reprendre ? Est-ce que vous pourriez faire reprendre par les salariés ? Est-ce que c’est le moment de faire rentrer un fonds d’investissement qui peut vous accompagner ? Si vous transmettez, qu’est-ce que vous allez faire après ? Est-ce que vous voulez, par exemple, transmettre une partie des actions à un fonds, à un fonds de dotation, à une fondation, qui va être l’outil avec lequel vous allez pouvoir continuer à avoir une activité, si l’on peut dire, non lucrative et qui va recevoir une partie du prix de vente ? On obtient rarement une réponse immédiate, mais ça mûrit et puis on arrive parfois ensuite à organiser la transmission avec eux, même si ce n’est que ce n’est pas la majorité des cas. Dans la plupart des situations, nos clients viennent nous voir parce qu’ils veulent transmettre. Ils ne savent pas très bien comment, ils ne savent pas très bien à quel coût, mais ils veulent le faire.
Xavier Rollet : Dans un monde idéal, effectivement, nous intervenons très en amont. Ce n’est quand même pas la majorité des cas, loin de là malheureusement. Ensuite il y a souvent un blocage lors du passage à l’acte. Certains clients viennent une fois, deux fois, trois fois, et puis trois ans après regrettent de ne pas avoir lancé le projet plus tôt. Organiser sa propre transmission, de ce que l’on a construit durant des années, c’est un long processus au cours duquel il faut s’entourer de manière appropriée.
Marc Sabaté : Je constate que l’on reçoit de plus en plus de sollicitations. Nous avons beaucoup plus de chefs d’entreprise qui nous sollicitent parce qu’ils ont été approchés pour vendre leur société, parce qu’il y a un acheteur qui est venu les chercher.
Xavier Rollet : L’écosystème de la transmission compte de plus en plus d’intervenants. Entre les banques et les experts-comptables, les fonds d’investissement, les avocats, etc., beaucoup d’acteurs viennent solliciter les chefs d’entreprise.
Marc Sabaté : On continue à avoir une dynamique de marché qui est forte pour les raisons que Xavier Rollet vient notamment d’évoquer. Mais pour le début de l’année 2022, la tendance est davantage à la prudence. Globalement, on a une dynamique de marché qui reste assez forte, parce qu’il y a quand même beaucoup d’entreprises qui ont vocation à être transmises dans les années qui viennent, et qui intéressent des acteurs, cherchant à consolider leur position et ayant les moyens pour le faire. Les taux d’intérêt, on verra si ça dure, sont encore assez faibles. Financer ces opérations, reste encore simple, quand on est dans de bonnes conditions. Peut-être un peu moins facile qu’il y a deux, trois ans globalement. Les LBO de grosse taille, aujourd’hui, sont plus compliqués qu’en 2018 ou 2019. L’appréhension du risque est plus forte, ce qui ralentit les opérations et remet en cause les valorisations et la nécessité des acteurs de l’opération. Les fonds d’investissement veulent un cédant qui reste des managers qui s’impliquent, une dette pas trop chère et un levier pas trop tendu. Tout ça fait qu’à la fin du jour, ce n’est pas la dette qui fait l’opération, c’est la qualité de l’opération qui permet d’aller au bout.
Xavier Rollet : Pour revenir sur les transmissions familiales, même si c’est aujourd’hui une partie réduite des transmissions, c’est une obsession pour beaucoup d’entrepreneurs. Les gouvernements successifs, depuis une dizaine d’années, ont indiqué, avec raison, qu’ils voulaient sanctuariser le système du Pacte Dutreil. Il ne faut pas négliger les impacts psychologiques du système. D’un point de vue fiscal, je pense qu’il faudrait que l’on puisse organiser, sans dogme, des systèmes fiscaux qui auraient vocation simplement à favoriser le développement et la pérennité de l’entreprise, sans crainte de son dévoiement en vue d’une quelconque optimisation fiscale. La réalité est que les entrepreneurs ont en général des approches qui sont souvent très vertueuses. La volonté de partage de la valeur avec leurs managers et les salariés est l’état d’esprit partagé par un grand nombre d’entrepreneurs.
Xavier Rollet : Exactement, en revanche, quand c’est rédhibitoire, ils y renoncent.
François Vignalou : Ce partage de valeurs est encore plus visible aujourd’hui. La nouvelle génération a de plus en plus la volonté de transmettre des actions aux salariés, parce que ce sont des entreprises qui vont avoir une croissance très forte et donc, ils vont vouloir que tout le monde participe à cette croissance et à cette forte valorisation. Les mécanismes actuels sont adaptés aux anciennes entreprises avec le dirigeant arrivé à l’âge de la retraite qui veut transmettre à ses enfants, un petit peu aussi aux salariés, mais pas trop. Le régime n’est probablement pas adapté aux nouvelles générations d’entrepreneurs qui transmettent à 40, 45 ans. Il faudrait là aussi accélérer les possibilités de réduction de fiscalité sur toutes ces transmissions aux salariés, ou à des jeunes entrepreneurs.
Marc Sabaté : Et dans tous les cas, anticiper, former et être accompagné. C’est ce qu’il y a de plus important, je pense.