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Classes de parties affectées : les expériences américaine et anglaise

Publié le 13 mars 2023 à 10h00

McDermott    Temps de lecture 26 minutes

Depuis l’ordonnance du 15 septembre 2021 (1), transposant la directive européenne Insolvabilité (2), les classes de parties affectées ont été introduites dans les procédures françaises de restructuration. Ces classes remplacent désormais les comités de créanciers et l’assemblée unique des obligataires qui, depuis la loi de sauvegarde de 2005, caractérisaient les plans de restructuration pour les sociétés dépassant certains seuils.

Timothée Gagnepain, associé, McDermott, Théophile Jomier, counsel, McDermott

Ces classes de parties affectées, composées des créanciers et détenteurs de capital dont les droits sont affectés par le plan de restructuration, sont organisées par l’administrateur judiciaire qui dispose d’une liberté importante en la matière. Ce seront ces classes qui voteront l’adoption ou le rejet du plan de restructuration, à la majorité des deux tiers des voix détenues par les membres exprimant un vote.

Le concept de classes est bien connu dans le cadre des restructurations aux Etats-Unis (s’appuyant sur les dispositions du Chapter 11) et au Royaume-Uni (via le Scheme of Arrangement et le plan de restructuration anglais, 3). Plusieurs enseignements peuvent en être tirés et inspirer les restructurations françaises.

Après un rapide passage en revue des critères de classification (1), nous explorerons les différents scénarios de classification de créanciers de même rang dans des classes distinctes (2). Enfin, nous rappellerons les garde-fous prévus pour limiter le recours à une classification artificielle dans le seul but d’assurer l’adoption du plan (3).

1. Une classification selon des critères économiques ou juridiques ?

Le code de la faillite américain prévoit qu’une créance peut être placée au sein d’une classe spécifique si elle est substantiellement similaire aux créances de cette classe (4).

Les tribunaux américains considèrent que l’expression « substantiellement similaire » correspond à une similitude de nature ou d’effet juridique sur les actifs du débiteur.

En droit anglais, une classe doit regrouper des membres dont les droits sont assez similaires pour pouvoir se concerter en vue de servir leur intérêt commun (5). La composition des classes dépend donc non pas des intérêts des créanciers, mais de leurs droits. La High Court, qui adopte une approche souple, considère qu’une classe de créanciers est correctement constituée au regard des droits des créanciers et des effets du plan s’il existe davantage d’éléments unissant ces créanciers que d’éléments les divisant (6).

Le droit français se démarque. Il prévoit que les parties affectées sont divisées en classes représentant une communauté d’intérêt économique suffisante.

Or tout créancier (qui assume un risque de crédit) ou détenteur de capital (qui assume le risque d’entreprise) peut être considéré comme disposant d’un intérêt économique dans le redressement du débiteur.

Au contraire, la directive ne limite pas la communauté d’intérêt à celle d’un intérêt économique ; l’ajout de ce critère en droit français est donc discutable (7).

Récemment, des classes ont été constituées dans le cadre de la procédure de sauvegarde accélérée du groupe de tourisme Pierre et Vacances (8). L’intérêt légal de chaque créancier (et pas seulement économique) semble avoir été pris en compte, comme en témoigne par exemple la prise en compte de la garantie de l’Etat au titre des créances résultant de PGE et de la détention par certains créanciers de plusieurs créances dont certaines étaient garanties par une fiducie-sûreté. On pourrait néanmoins soutenir que ces créanciers avaient également des intérêts économiques distincts.

2. Comment justifier plusieurs classes de créanciers de même rang ?

Les tribunaux américains considèrent que des créances similaires peuvent être classées séparément, et qu’ils disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer la classification appropriée en fonction des faits du dossier. Le classement séparé de créances de rang juridique similaire est autorisé si le débiteur produit des arguments légitimes. Le tribunal vérifiera s’il existe une base rationnelle justifiant la discrimination et sa nécessité9.

Au Royaume-Uni, les tribunaux prennent en considération les droits existants des créanciers et ceux conférés par le plan de restructuration. Le fait que des créanciers puissent avoir des opinions différentes en raison d’intérêts personnels ne permet pas de les séparer.

Un tribunal américain a déjà jugé que des fournisseurs avec lesquels la poursuite de la relation est cruciale pour la continuité de l’activité peuvent former une classe distincte des autres créanciers chirographaires, i.e. dépourvus de garanties de paiement.

Ce critère ne manquera pas d’être exploré en France. Dans le cadre de la sauvegarde accélérée de l’entreprise BCM Energy10,  une classe de créanciers fournisseurs chirographaires (distincte des établissements de crédit de même rang) a ainsi été constituée, son intérêt économique étant notamment de continuer à accompagner le débiteur.

Par ailleurs, la classification séparée de créances substantiellement similaires a été approuvée par un tribunal américain lorsque certaines créances ne se matérialiseraient qu’en cas de survenance (incertaine) d’un événement extérieur.

Au Royaume-Uni, la High Court a considéré, dans le cadre de la restructuration d’une compagnie d’assurances, que des créanciers chirographaires ayant subi un événement activant leur police d’assurance mais dont la procédure d’indemnisation n’était pas engagée devaient être séparés des autres créanciers de même rang détenant des créances échues, en raison de l’incertitude inhérente à leurs droits et à l’estimation de leurs créances.

Les tribunaux anglais reconnaissent également la possibilité de répartir en plusieurs classes les créanciers financiers. Des détenteurs d’obligations libellées en livres sterling ont pu contester le fait qu’ils aient été regroupés avec des détenteurs d’obligations libellées en dollars américains, au motif que la formule de conversion de leurs créances impliquait un traitement défavorable. La High Court a néanmoins refusé de séparer ces créanciers car il existait sensiblement davantage d’éléments les unissant que d’éléments les divisant.

Enfin, la High Court a estimé que deux prêteurs ne devaient pas appartenir à une classe distincte, et ce même s’ils n’étaient pas soumis aux mêmes accords financiers que les autres11. Elle a estimé que le premier accord auquel ils n’étaient pas parties ne modifiait pas les droits des autres prêteurs qui y étaient soumis. La Cour a également estimé que l’accord dit de lock-up (garantissant l’accord des signataires concernant la restructuration à venir), auquel les deux prêteurs n’étaient pas davantage parties, ne modifiait pas les droits respectifs des prêteurs.

Il sera important d’évaluer la portée des accords conclus entre créanciers dans le cadre des restructurations françaises. Au vu de la formulation des dispositions du Code de commerce, l’administrateur judiciaire devra apprécier s’ils peuvent affecter les intérêts économiques, et pas seulement les droits des créanciers12.

D’ailleurs, la classification séparée des créanciers financiers a déjà été expérimentée en France :

– dans le dossier Pierre et Vacances, des créanciers au titre d’obligations remboursables en numéraire et en actions nouvelles et existantes (ORNANE) et d’un PGE ont constitué des classes distinctes ;

– dans le dossier BCM Energy, la nature financière des créances des établissements de crédit a justifié leur séparation des créanciers de même rang.

3. Quels garde-fous pour encadrer une classification artificielle ?

Serait-il légitime qu’un plan affecte les créances d’une classe (qui autrement ne seraient pas affectées), en prévoyant par exemple des rééchelonnements ou autres modifications mineures, pour garantir l’approbation du plan par cette classe et permettre au tribunal d’adopter le plan malgré l’opposition de certaines classes (concept de l’application forcée interclasses) ?

Les juridictions américaines sont divisées : certaines interdisent une telle pratique lorsqu’elle découle uniquement de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du débiteur, d’autres la valident et n’estiment pas nécessaire d’analyser les motivations du débiteur.

Au Royaume-Uni, les plans bénéficient également d’un mécanisme d’application forcée interclasses permettant de passer outre le rejet du plan par certains créanciers. Les tribunaux sont prudents lorsqu’il s’agit de manipuler les classes pour mettre en œuvre ce mécanisme. La High Court a déjà rejeté la contestation d’un créancier en raison de l’absence de manipulation répréhensible des classes. Elle a cependant souligné la prudence dont les tribunaux doivent faire preuve pour éviter qu’une classe obtienne un droit de veto. Toute différence de traitement doit d’ailleurs être justifiée.

La High Court a également pu estimer que bien qu’une classe ayant approuvé le plan ait été partie à un accord préalable garantissant son accord sur la restructuration (dit de lock-up), les créanciers avaient agi honnêtement et de bonne foi et les classes étaient donc correctement constituées.

En droit français, il n’existe pas de restriction spécifique s’agissant d’une telle manipulation des classes. Il est cependant vraisemblable que les tribunaux fixeront des règles pour en encadrer l’usage, comme l’ont fait les tribunaux américains et anglais.

L’ordonnance du 15 septembre 2021 laisse ainsi une grande liberté aux administrateurs judiciaires pour constituer les classes, ce qui leur permettra donc de s’adapter à la typologie des restructurations. Les nombreux exemples américains et anglais évoqués ci-avant pourront certainement inspirer la pratique des classes de parties en France. Il appartiendra aux tribunaux français de fixer les limites des éventuelles classifications artificielles. 

 

1. Ordonnance n° 2021-1193 du 15 décembre 2021.

2. Directive Insolvabilité du 20 juin 2019.

3. Partie 26A du Companies Act de 2006 ; le plan de restructuration s’inspire du Scheme of Arrangement.

4. 11 U.S.C. § 1122 (a).

5. Re Virgin Atlantic Airways Ltd [2020] EWHC 2191 (Ch).

6. Re Telewest Communications Plc (No 2) [2004] EWHC 924 (Ch).

7. Rémi Dalmau, Revue des procédures collectives, n° 2, mars 2022, alerte 5.

8. Pierre et Vacances SA, TC Paris, 29 juillet 2022, n° 2022028115.

9. Crosscreek Apartments, Ltd. 213 B.R. 521.

10. BCM Energy, TC Lyon, 13 avril 2022, n° 2021F3177.

11. Re Apcoa Parking Holdings GmbH & Ors [2014] EWHC 3849 (Ch).

12. L’article L. 626-30 III du Code de commerce prévoit que les classes représentent une communauté d’intérêt économique suffisante, ainsi que le respect des accords de subordination conclus avant l’ouverture de la procédure.

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