L’année 2022 a été marquée par la progression importante d’entreprises en difficulté avec 37 468 procédures collectives ouvertes, en hausse de 52 % sur un an, selon le dernier bilan national des entreprises élaboré par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et l’institut Xerfi. Reste que ce nombre est inférieur de 17 % aux niveaux de 2019, pré-pandémie. Afin de mieux comprendre les ressorts de cette situation, dresser une photographie générale et des perspectives à venir, neuf experts – avocats, institutionnel, administrateur judiciaire, greffier et auditeur financier – débattent du financement des entreprises en difficulté et des nouveaux outils mis à disposition des praticiens.
- Analyse du contexte en présence et tendances observées en 2022
- Quels sont les enjeux en matière de financement des entreprises en difficulté ?
- Comment les acteurs se sont-ils approprié les outils mis à leur disposition ?
- Quid d’une directive européenne Insolvency III ?
- Quelles sont les perspectives pour 2023 ?
De gauche à droite en haut :
- Pierre-Olivier Chotard, secrétaire général du Comité Interministériel de restructuration industrielle (CIRI)
- Guillaume Cornu, associé, EY
- Guilhem Bremond, avocat associé, Paul Hastings
- Victor Geneste, vice-président du conseil national des greffiers des tribunaux de commerce
- Timothée Gagnepain, avocat associé McDermott Will & Emery
De gauche à droite en bas :
- Philippe Druon, avocat associé Hogan Lovells
- Joanna Gumpelson, avocat associé De Pardieu Brocas Maffei
- Joanna Rousselet, administrateur judiciaire, Abitbol & Rousselet
- Laurent Jourdan, avocat associé, Racine
Analyse du contexte en présence et tendances observées en 2022
Pierre-Olivier Chotard, secrétaire général du Comité Interministériel de restructuration industrielle (CIRI) : Depuis quatre mois, date à laquelle j’ai rejoint le CIRI, je constate que les entreprises ont su résister. On observe deux grandes tendances sur le deuxième semestre 2022 : la première est le retour d’entreprises de secteurs saisissant traditionnellement le CIRI (industrie, retail), quand la période de la pandémie avait fait davantage nous contacter des acteurs de l’hôtellerie, des transports et du tourisme. La deuxième est l’impact du prix de l’énergie et les difficultés qui en résultent pour certaines entreprises pour lesquelles nous avons su trouver des solutions, aidés en cela par la conjoncture plutôt favorable de la fin de l’année notamment grâce aux aides en présence et au relâchement du prix de l’énergie.
Joanna Rousselet, administrateur judiciaire, Abitbol & Rousselet : De mon côté, les chiffres dont je dispose dénombrent 40 000 procédures collectives. Avant la Covid, en 2019, le chiffre était de 52 000. On avait prédit une série de faillites en 2022, cela n’a pas été le cas. Les résultats ne sont pas trop alarmants même s’il y a bien sûr des secteurs très touchés notamment à cause de l’explosion des coûts de l’énergie et de l’érosion des marges. Nous revenons lentement aux chiffres connus avant la pandémie. Les procédures amiables, elles, ont augmenté. On en dénombre 7 200 en 2022, ce qui représente une vraie tendance de fond, qui je pense, va se confirmer à l’avenir.
Victor Geneste, vice-président du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce : Selon notre observatoire statistique, 37 500 procédures collectives ont été enregistrées à la fin décembre 2022, chiffre inférieur à 2019 et 2018 mais en nette progression par rapport à 2021, ce qui représente un renversement de tendances. On doit croiser cet élément avec trois autres indicateurs, celui de la baisse de 6,2 % de la création d’entreprise (à 573 000), l’augmentation de 11,6 % des radiations (à 346 000) et une phase intermédiaire sur les procédures collectives comme évoqué. Nous allons revenir, je pense, aux chiffres passés avec une augmentation des procédures amiables comme cela a été dit précédemment, 2023 sera donc une année de transition. Je rebondis sur ce qu’a indiqué Pierre-Olivier Chotard, concernant le secteur hôtellerie/restauration qui est assez représenté actuellement en matière de défaillances d’entreprises dans les greffes.
Guilhem Bremond, avocat associé, Paul Hastings : Il convient de regarder les chiffres en lien avec la taille des entreprises, 83 % des entreprises concernées sont des TPE de moins de 10 salariés, elles ont par essence une réactivité plus importante. Les entreprises de plus grande taille vont être concernées dans les prochains mois, même si je ne crois pas à une vague insurmontable de défaillances. La prévention démontre son succès ce qui n’empêchera pas structurellement d’avoir recours aussi à des procédures collectives (sauvegarde et redressement judiciaire) Nous avons besoin des deux systèmes qui se complètent, d’une part pour maintenir à flot les entreprises qui ont besoin de soutien et d’autre part pour assister les entreprises qui disparaissent.
Philippe Druon, avocat associé Hogan Lovells : Si l’on n’a pas affaire à un tsunami comme le disait Guilhem, il est nécessaire aussi de regarder les chiffres en fonction des secteurs d’activité. Certains sont massivement impactés tels que la distribution, la tech, l’automobile, du fait du passage nécessaire du thermique à l’électrique, l’aérien, qui n’a pas encore retrouvé son rythme pré-Covid. Il faudra aussi prendre en compte le potentiel impact de l’inflation observée depuis plusieurs mois.
Timothée Gagnepain, avocat associé McDermott Will & Emery : Je pense que l’on a différé dans le temps les problèmes de la crise sanitaire. Les prêts garantis par l’emploi (PGE) ont rassuré certaines entreprises qui y ont souscrit sans en avoir réellement besoin et l’ont déjà remboursé. Les autres vont devoir le faire dans un contexte incertain, avec un important poids de dette limitant leur accès à de nouveaux financements au détriment d’investissements nécessaires qu’elles ne pourront pas réaliser. On verra donc les conséquences de la période Covid dans les années à venir. Il faut donc se donner trois ans à mon sens pour voir quelles seront les entreprises qui pourront rembourser les PGE jusqu’à leur terme, d’autant que dans certains cas ces derniers se sont substitués aux facilités de caisse et autres courts termes que les banques refusent de renouveler.
Philippe Druon : C’est effectivement un point à souligner car on constate aujourd’hui un mouvement de retrait des banques qui souhaitent réduire leur exposition de façon générale.
Joanna Gumpelson, avocat associé De Pardieu Brocas Maffei : Je suis, quant à moi, plus pessimiste sur la situation pour des raisons liées notamment aux changements sociétaux (le télétravail a, par exemple, eu un fort impact sur des secteurs comme la restauration et l’habillement) mais aussi en raison de la volatilité des prix de l’énergie. En ce qui concerne plus particulièrement les PGE, si l’on se réfère à la crise de 2012, marquée par un endettement massif, l’intervention de fonds de dette alternatifs sur le marché secondaire avait été un élément majeur, non seulement pour permettre l’apport d’argent frais mais également en vue d’un désendettement massif par la conversion de dettes en capital. Or, les PGE ne sont aujourd’hui pas cessibles, même avec une décote sur le marché secondaire, car les banques perdent la garantie de l’Etat en cas de cession à un tiers. Dès lors, à défaut de conversion de dettes en capital ou d’abandon de créances, il faudra s’attendre à des procédures collectives avec plans de cessions pour se délester de la dette. Sauf exception, la donne a ainsi changé et les recettes appliquées lors des précédentes crises ne peuvent plus l’être.
«On observe deux grandes tendances sur le deuxième semestre 2022 : la première est le retour d’entreprises de secteurs saisissant traditionnellement le CIRI (industrie, retail), la deuxième est l’impact du prix de l’énergie et les difficultés qui en résultent. »
Laurent Jourdan, avocat associé, Racine : Même si l’on a pu observer des sinistres majeurs récemment tels que Camaïeu, Geoxia, Place du Marché, San Marina et d’autres, on constate que la plus grande partie des procédures, 83 % exactement, concerne des entreprises de moins de 10 salariés. En outre, il y a nécessairement un effet rattrapage. Les entreprises en difficulté avant la crise Covid ont été mises sous anesthésie mais les difficultés ont perduré. Celles qui avaient déjà des business models obsolètes sans avoir les moyens de se réinventer viennent donc logiquement aujourd’hui en procédure de traitement des difficultés. On peut regretter le fait que les dirigeants aient des réticences à mettre en œuvre des procédures de prévention. Nous sommes en effet passés de 6 000 à 7 000, ce qui est bien mais demeure encore faible. S’agissant des PGE, il faut également relativiser, on rappellera que près de 45 milliards d’euros ont été remboursés sur 143 milliards d’euros et que 80 % des PGE restants sont remboursés selon l’échéancier initial.
Guillaume Cornu, associé, EY : Je tiens à rappeler un point important. En 2020, nous nous sommes tous trompés. La vague de faillites que nous anticipions n’a jamais eu lieu, grâce au « quoi qu’il en coûte. » Et c’est heureux. Avec un peu de recul aujourd’hui, on constate que depuis la sortie de crise sanitaire l’activité économique et en particulier celle des entreprises a plutôt été dynamique et ce, dans la plupart des secteurs. D’une part, les entreprises ont su tirer parti de la crise sanitaire pour se réorganiser, se restructurer et préserver leur cash. D’autre part, l’afflux de liquidités sur le marché a permis de soutenir le M&A, que ce soit pour les grands comptes ou le private equity. Concernant les défaillances d’entreprises, l’étude annuelle que EY et AU Groupe viennent de publier sur ce thème confirme ce qui a été dit précédemment : après avoir atteint un plancher inédit en 2021, avec 27 591 défaillances enregistrées, l’exercice 2022 semble se normaliser avec 41 020 défaillances. Autre enseignement, en 2022, ce sont surtout les TPE qui ont été concernées par les difficultés. Selon le chef économiste d’Allianz Trade, nous devrions observer une nouvelle hausse des défaillances en 2023. Celles-ci pourraient s’élever à 59 000 environ si aucune nouvelle mesure gouvernementale ne vient protéger les entreprises les plus fragiles. Parallèlement, nous constatons une augmentation des dossiers de restructuration dans le cadre de procédures de prévention, notamment dans les secteurs les plus impactés, à savoir l’industrie, l’agroalimentaire et la distribution, en particulier le textile et la tech. Nous observons également une progression des dossiers de Distressed M&A tant au sein de groupes familiaux que de grands comptes qui analysent les différents scénarios de retournement de certaines de leurs filiales ou d’activités déficitaires afin de déterminer la stratégie à mettre en place. Une stratégie qui passe bien souvent par une cession. Enfin, l’impact des taux d’intérêt sur le private equity continue d’interroger.
«Nous observons une augmentation des dossiers de Distressed M&A tant au sein de groupes familiaux que de grands comptes qui analysent les différents scénarios. »
Quels sont les enjeux en matière de financement des entreprises en difficulté ?
Philippe Druon : Le PGE a été un très bon mécanisme pour préserver l’économie française mais le fait que ces dettes bénéficient de la garantie de l’Etat et souvent du privilège de new money sclérose le marché de la dette. En effet, les PGE ne sont pas cessibles en l’état et le new money de l’article 611-11 est sanctuarisé dans le cadre d’une procédure collective.
Joanna Gumpelson : Il faut trouver des mécanismes pour traiter cette difficulté et permettre des solutions alternatives de financement lorsque les banques commerciales ne peuvent les fournir au regard de leurs propres contraintes. Convertir les créances en capital ? Faciliter l’intervention de nouveaux entrants ? D’autres solutions à imaginer ?
Guilhem Bremond : Les banques ont en effet substantiellement transféré leur risque sur les PGE, elles sont effectivement aujourd’hui influencées par cela et si elles ne changent pas leur approche elles vont avoir du mal à exister à l’avenir. Les discussions avec les banques sont actuellement très difficiles, ce qui n’était pas le cas par le passé, car elles sont surprotégées et pas prêtes à prendre des risques.
Joanna Rousselet : Les réaménagements de PGE dans le cadre de procédures de conciliation, permis par l’arrêté du 8 juillet 2021, sont très efficaces et permettent indéniablement d’éviter un nombre significatif de procédures collectives. Il existe néanmoins deux difficultés rencontrées par les sociétés qui souhaitent réaménager les échéances de remboursement de leurs PGE, dont les banques ne sont évidemment pas responsables : la hausse des taux d’intérêt et le signalement à la Banque de France. Sur la hausse des taux d’intérêt, les banques appliquent leur taux de refinancement, qui a beaucoup augmenté et diffère d’ailleurs en fonction des établissements, sans prendre de marge. Il est néanmoins un fait que le coût du réaménagement peut être très significatif pour les sociétés qui en ont besoin, avec des taux proches de 5 % en ce moment. Sur le deuxième point, il serait à mon sens vraiment nécessaire de légiférer, d’une façon ou d’une autre, sur le fait qu’un réaménagement d’échéances de PGE en application de l’arrêté du 8 juillet 2021 ne doit pas conduire à des décotes Banque de France et que les banques n’ont donc pas d’obligation de signalement, car ne pas être en mesure de rembourser en quatre ans l’équivalent de 25 % de son chiffre d’affaires n’est pas nécessairement un signe de mauvaise santé financière et de non-performance. Par ailleurs, pour assurer un traitement le plus efficient possible de nos procédures de prévention, il me semblerait nécessaire de travailler à l’établissement d’une charte des bonnes pratiques pour les sociétés débitrices et pour les établissements bancaires. La réalisation d’un IBR (independent business review) au-delà d’une certaine taille de société et d’encours et l’octroi automatique d’un standstill dans le cadre d’une procédure de conciliation au moins pour deux mois, le temps au moins qu’un diagnostic complet puisse être établi, sont des exemples de ce qui me semblerait nécessaire de cranter dans nos pratiques.
«A défaut de conversion de dettes en capital ou d’abandon de créances, il faudra s’attendre à des procédures collectives avec plans de cessions pour se délester de la dette. »
Laurent Jourdan : Je confirme que le sujet des standstills devient très compliqué car les banques, du fait de leur réticence à les accorder, continuent à prélever les échéances. Pour définition, l’ouverture de procédure de prévention intervient alors que la trésorerie est tendue, les prélèvements obérant donc substantiellement la trésorerie disponible des entreprises. L’inverse de ce que l’on cherche. Il y avait avant cette période des accords de place qui permettaient de considérer qu’à la désignation du mandataire ou du conciliateur la suspension des échéances était systématique. Ceci nuit donc gravement à la prévention.
Guillaume Cornu : Je pense que nous sommes dans une période transitoire, où les banques traitent de nombreux dossiers plutôt de petite taille, notamment de restructuration de PGE. Depuis plusieurs semaines, nous constatons une augmentation de la taille des dossiers. Il faut être conscient que le volet réglementaire est assez compliqué pour les banques, ce qui les oblige à faire certains arbitrages et à sortir parfois de certains secteurs. Concernant les financements, notamment en matière de transactions, il y a un resserrement évident sur les gros deals, ce qui n’est pas encore le cas pour le midcap.
Pierre-Olivier Chotard : Je constate d’abord que la distribution du crédit reste excellente en France aujourd’hui. En outre, il n’est pas illogique que le crédit s’assèche dans le contexte inflationniste et de resserrement de la politique monétaire. Ceci étant dit, je constate également le fait que les banques ont été quelque peu anesthésiées à la prise de risque avec la mise en place des PGE. Dans les dossiers de restructuring, il en résulte la nécessité de travailler à faire accepter aux banques d’accroître leur prise de risque sur ces contreparties. Plusieurs réflexions sont en cours néanmoins pour parer aux problèmes rencontrés.
Laurent Jourdan : Oui mais on ne peut pas nier que cela reste très compliqué pour les PME et les ETI aujourd’hui d’avoir accès au crédit et au capital. Il y a des liquidités mais les études d’investissement ne vont que vers les entreprises qui ont un track record successful sur plusieurs exercices. Par ailleurs, on peut déplorer le trop faible nombre d’acteurs en France sur le retournement capables de soutenir durablement les entreprises en situation de retournement.
Philippe Druon : Si l’on regarde les bénéfices des banques actuellement, leur activité de distribution de crédit est de nouveau lucrative, de fait, il ne devrait donc pas être aussi difficile pour les TPE d’accéder au crédit. Cela permettrait de fluidifier le système.
Pierre-Olivier Chotard : Il convient de rappeler que les banques ont pris l’engagement de facturer les PGE à prix coûtant. Compte tenu des nouvelles conditions de marché, il n’est pas forcément anormal que les taux d’intérêt d’un PGE passent de 1 % il y a deux ans à 3 ou 4 % aujourd’hui lors d’une opération de restructuration qui induit un refinancement pour la banque, du fait du renchérissement des passifs bancaires. Le CIRI surveille néanmoins étroitement que ces hausses de taux soient dûment justifiées dans les dossiers qu’il traite.
Victor Geneste : Le PGE a été parfois, faute de contrôle, un outil pour des entreprises qui n’avaient pas accès au financement et qui auraient été à défaut en redressement ou liquidation. Certains même ont stoppé leurs procédures amiables pour se financer via le PGE sans restructuration, ce que l’on ne peut que regretter. Les tribunaux de commerce aujourd’hui ont souvent du mal à travailler avec les banques pour faire renégocier ses prêts garantis par l’Etat. Sous prétexte de sauver l’économie française, le PGE a été un appel d’air pour certaines entreprises et peut s’avérer être un cadeau empoisonné lorsqu’il a été utilisé sans une vision à long terme. L’avenir nous le dira.
«Sous prétexte de sauver l’économie française, le PGE a été un appel d’air pour certaines entreprises et peut s’avérer être un cadeau empoisonné lorsqu’il a été utilisé sans une vision à long terme. »
Joanna Rousselet : Le PGE a été un formidable outil créé en un temps record par le gouvernement et les banques ont largement joué le jeu pour leur octroi. Il faut désormais aller au bout de la logique et permettre son réaménagement quand c’est nécessaire, car il serait dommage d’avoir sauvé temporairement des entreprises avec des PGE et les contraindre à un dépôt de bilan deux ou trois ans après si les réaménagements nécessaires ne sont pas octroyés. Les banques jouent également le jeu dans les négociations de ces réaménagements dans le cadre de procédures de conciliation. Pour autant, et comme je l’ai dit, une charte des bonnes pratiques en procédures amiables pourrait utilement être établie. Ces procédures se multiplient, les interlocuteurs au sein des établissements bancaires augmentent aussi, et mettre par écrit les fondamentaux du bon déroulement d’une procédure de conciliation pour le débiteur et pour les établissements bancaires créanciers me semblerait très utile.
Guilhem Bremond : Aujourd’hui la réforme de la sauvegarde avec la création des classes définit à nouveau le rapport des forces. Du fait de leur non-exposition au risque en sauvegarde pour les PGE, les fiducies et les privilèges de new money, exclus des parties affectées, le levier est faible. Du coup, on avance au cas par cas, on a notre propre jurisprudence. Dans ce nouveau rapport de force, si l’on maintient l’exclusion de toutes ces garanties, l’outil ne se révélera pas si puissant que cela.
Philippe Druon : Il faut remettre de la souplesse et rendre cessibles les créances des PGE. Cela me paraît indispensable.
Timothée Gagnepain : Il y a plusieurs sujets à prendre en compte. On observe de la part des banques un refus de remettre à disposition des lignes courts termes, auxquelles les PGE se sont substitués, et des demandes de réinjection d’equity dans des dossiers où personne n’a envie de le faire car il est difficile de pouvoir anticiper l’avenir. Dans le cas des LBO, la logique des fonds n’étant pas de réinvestir s’il n’y a pas de retour potentiel d’investissement, les PGE ont parfois été logés dans les holdings d’acquisition, permettant ainsi de rembourser des échéances de dettes senior. L’exposition des banques ainsi limitée, on risque d’assister à des scénarios de cessions d’actifs en plans de cession qui ne vont servir qu’à rembourser les PGE. Les banques étant nanties sur les titres, elles vont par ailleurs récupérer le prix de cession. L’Etat aura donc financé des PGE qui auront servi à « dérisquer » les banques, au détriment de l’entreprise. Sont par ailleurs à prendre en compte d’autres sujets comme la multiplication des normes réglementaires sur des sujets variés, de plus en plus contraignantes : pour n’en citer que quelques-unes les aides d’Etat, les sujets environnementaux notamment pour le secteur de l’hôtellerie et du tourisme. Il faut considérer tout ce qui évolue (boom de l’e-commerce, essor de l’économie collaborative, plus généralement changements des habitudes de consommation liés notamment à l’inflation, à la crise sanitaire, aux préoccupations éthiques environnementales, etc.) et qui fait que le monde a changé et que de fait, toutes les entreprises qui ne parviennent pas à se réinventer pour s’adapter à ce nouvel environnement ne pourront pas être sauvées, ce qu’il faut accepter.
Guillaume Cornu : Un certain nombre de fonds d’investissement dédiés aux « situations spéciales » comme des fonds de dettes, plutôt anglo-saxons, sont aujourd’hui à l’affût d’opportunités et s’intéressent beaucoup au marché français.
«Une charte des bonnes pratiques en procédures amiables pourrait utilement être établie. »
Comment les acteurs se sont-ils approprié les outils mis à leur disposition ?
Philippe Druon : A ce stade, chacun se fait sa propre idée du nouveau régime des procédures collectives et de son fonctionnement in concreto. Nous attendons les premières jurisprudences significatives pour avoir des convergences de vues et analyser comment fonctionne le système au plan pratique et non plus seulement théorique. La loi est très intéressante, elle modifie radicalement les rapports de force. L’outil, nous l’avons appréhendé au plan théorique mais nous ne le maîtrisons pas encore au plan pratique. Des questions cruciales se posent pour lesquelles nous n’avons pas encore de réponses.
Guilhem Bremond : Je vais vous donner un exemple. Aujourd’hui, pour apprécier les classes de créanciers, nous prenons les garanties extérieures ; ce qui est en soi choquant. Tant que c’est l’Etat qui est garant, nous sommes dans un contexte cadré. Le jour où l’on aura des garanties extérieures privées, cela va nécessairement se compliquer. Il y a un sujet sur la constitution des classes dans la durée. En effet, aujourd’hui sur les quatre ou cinq plans de sauvegarde en présence publiés, il n’y en a pas deux où la logique de constitution de classes est la même.
Joanna Gumpelson : Dans la sauvegarde accélérée de Pierre et Vacances – Center Parcs, la décision a été prise par les administrateurs judiciaires de faire voter dans une classe séparée les créances au titre du PGE. En effet, a été pris en compte le fait qu’une banque garantie à 90 % par l’Etat n’est pas dans une situation identique à celle d’un créancier chirographaire classique. Néanmoins, on n’a pas aujourd’hui, à ma connaissance, de dossiers ayant fait l’objet d’un contentieux tranché sur la constitution des classes avec PGE, ni d’ailleurs sur un plan imposé par une classe aux autres classes de créanciers.
Philippe Druon : Il y a un dossier de référence que nous traitons en ce moment où de nombreuses questions techniques se posent et qui vont certainement nous donner des éléments pour avancer.
Joanna Gumpelson : Il y a eu, comme indiqué, la sauvegarde accélérée de Pierre et Vacances – Center Parcs, qui est un précédent de sauvegarde de société cotée sous le nouveau régime des classes de créanciers, mais oui, nous ne disposons pas encore de jurisprudence en matière de contentieux.
Timothée Gagnepain : Seule la pratique le permettra. Les praticiens du restructuring ont analysé les premiers exemples de mise en œuvre du mécanisme de classes de parties affectées (Pierre et Vacances, BCM Energy). L’analyse des systèmes américain et anglais qui connaissent déjà le mécanisme des classes de créanciers est de ce point de vue très intéressante. On va devoir probablement naviguer à vue pendant un moment. Les praticiens devront faire preuve de créativité et les juridictions prendre le relais.
«La directive du 20 juin 2019 a opéré un rééquilibrage des intérêts en présence en faveur des créanciers ; le projet de directive Insolvency III confirme cette tendance sans représenter une révolution, en tout cas en ce qui concerne le droit français.»
Quid d’une directive européenne Insolvency III ?
Joanna Rousselet : La directive de septembre 2021 crée indéniablement un droit des entreprises en difficulté à deux vitesses : celui des dossiers « classiques » et celui des gros dossiers où la technicité financière est forte et où les rapports de force entre débiteur et créanciers ont été bouleversés. Avec la nouvelle directive à venir, il faut veiller à ne pas continuer, réforme après réforme, à rendre le droit des entreprises en difficulté trop technique, au risque de perdre en lisibilité pour un chef d’entreprise déjà en prise avec de nombreuses difficultés, en pragmatisme, en souplesse et en rapidité d’analyse et d’exécution. Notre droit des entreprises en difficulté doit continuer de permettre de coller au terrain et à la réalité d’une entreprise en difficulté. Il faut également veiller à ne pas abîmer notre droit national des entreprises en difficulté, qui est très bon, à l’occasion des réformes européennes visant à homogénéiser les droits européens, et à ne pas cumuler les réformes, car dans la période qui s’annonce, il est clé pour nous tous de consolider nos bases et nos acquis et de pouvoir compter sur un droit et une pratique qui font leurs preuves.
Guilhem Bremond : Globalement nous sommes en présence d’une excellente réforme. Des entreprises ont déjà opté pour l’utilisation des classes. Il reste néanmoins une grosse incertitude sur la manière dont la réforme va être appréhendée par les différentes juridictions. La France doit se constituer une pratique et une jurisprudence. Aujourd’hui, nous avons un système très riche qui va nous permettre de réaliser beaucoup de choses.
Laurent Jourdan : Je me méfie de la nouvelle proposition de directive actuellement sur la table. Celle-ci tend à instaurer des règles minimales communes sur des sujets comme les nullités de la période suspecte, les prépacks cessions ou autre. Elle ne doit pas nous conduire à complexifier notre dispositif. Il doit rester lisible. Je suis particulièrement inquiet par exemple du retour annoncé des comités de créanciers alors même que l’on vient de les supprimer.
«Je me méfie de la nouvelle proposition de directive actuellement sur la table. Celle-ci tend à instaurer des règles minimales communes sur des sujets comme les nullités de la période suspecte, les prépacks cessions ou autre.»
Guilhem Bremond : Cette réforme vient aborder des sujets pour lesquelles nous avions déjà des réponses, heureusement que les Etats membres ont une capacité à « faire le tri » et à se réapproprier certains aspects. Pour que les réformes soient efficaces, il faut que les professionnels puissent participer à la réflexion, le droit des entreprises en difficulté est un droit pratique avec des pratiques de place qui ont plus de valeur que la jurisprudence. Beaucoup de dossiers ne peuvent pas faire l’objet de recours, il est regrettable que le processus soit lancé à un mauvais moment.
Timothée Gagnepain : La directive du 20 juin 2019 a opéré un rééquilibrage des intérêts en présence en faveur des créanciers ; le projet de directive Insolvency III confirme cette tendance sans représenter une révolution, en tout cas en ce qui concerne le droit français. L’harmonisation du droit de l’insolvabilité au sein de l’Union européenne est une bonne chose mais de l’autre côté, le nombre et la succession des réformes du droit des entreprises en difficulté ne favorisent pas la simplicité d’approche et donc son attractivité. S’il va dans le sens d’une plus grande simplicité et efficacité, le nouveau projet de directive soulève tout de même plusieurs questions dans sa rédaction actuelle. Je pense notamment aux plateformes de cession des actifs au regard des enjeux sociaux (les salariés) et des nouvelles normes de confidentialité et de collecte et partage des données électroniques. On peut également discuter de la simplification à l’extrême de certaines procédures sans implication de mandataire de justice et qui laisse le chef d’entreprise affronter relativement seul l’épreuve que peut être la procédure collective. Si l’homme devrait mettre autant d’ardeur à simplifier sa vie qu’il en met à la compliquer, est-ce pour autant toujours souhaitable ?
Joanna Gumpelson : On avait l’habitude avec la précédente loi de sauvegarde d’avoir des ajustements réguliers pour traiter certaines difficultés rencontrées par les praticiens comme s’agissant de la prise en compte des conventions de vote etc. Là, cette directive va réouvrir de nouveaux chantiers sur un champ déjà en friche. Il ne faut pas que notre droit pâtisse de cette réforme. Quand on doit expliquer comment fonctionne la nouvelle sauvegarde, on est nécessairement prudent en l’absence de jurisprudence établie et c’est compliqué pour un chef d’entreprise de prendre une décision éclairée compte tenu de la complexité du système et des incertitudes. C’est très difficile pour les conseils que nous sommes d’anticiper le déroulé d’une procédure compte tenu de la souplesse sur la constitution des classes. Les créanciers pari passu vont-ils recevoir le même traitement économique ? Prenons par exemple le cas des valeurs mobilières donnant accès au capital : la loi prévoit de traiter les titulaires de ces instruments comme des détenteurs de capital mais dans la répartition du plan de sauvegarde, ils sont généralement traités comme des créanciers… Est-il alors légitime de leur donner les protections accordées aux actionnaires, et si oui pour quelle valeur ? Voilà le type de question qui se pose.
«Globalement nous sommes en présence d’une excellente réforme. Des entreprises ont déjà opté pour l’utilisation des classes. Il reste néanmoins une grosse incertitude sur la manière dont la réforme va être appréhendée par les différentes juridictions. »
Pierre-Olivier Chotard : Je suis d’accord avec le fait que, depuis 30 ans, nous souffrons d’une instabilité du droit et qu’il ne faut pas changer les règles sans avoir eu le recul nécessaire sur les effets de la dernière réforme, ceci sans préjudice de petites améliorations pragmatiques (« quick fix ») si des manques ou erreurs évidentes apparaissent. Cela étant dit, le projet de directive Insolvency III doit être pris pour ce qu’il est, à savoir une harmonisation d’autres pans du droit des procédures collectives et non une refonte de la directive de 2019. La poursuite de l’harmonisation permettra de favoriser une meilleure circulation des capitaux au sein de l’UE, et donc de favoriser le financement des entreprises en difficulté. Il faut donc aussi savoir regarder le texte de manière constructive, qui au demeurant vise à généraliser dans l’Union des principes solidement ancrés dans le droit français, par exemple en matière de période suspecte ou de prépack cession…
Quelles sont les perspectives pour 2023 ?
Philippe Druon : Je pense que l’année va être active notamment avec des dossiers de taille significative. Mon souhait est que le cadre juridique des procédures collectives puisse se stabiliser dans l’attente de la jurisprudence.
Guilhem Bremond : Effectivement, nous pouvons espérer qu’il n’y ait pas de tsunami de défaillances. Il est néanmoins à souligner que les entreprises ne sont pas habituées à gérer l’inflation et plus généralement notre économie n’est pas préparée au monde dans lequel nous sommes, ce qui est un problème.
Laurent Jourdan : Oui, nous sommes dans un monde d’incertitudes, il est bien compliqué d’être chef d’entreprise par gros temps, mais notre boîte à outils est efficace.
Joanna Gumpelson : Notre rôle est d’être force de proposition. Nous avons un système qui dans l’ensemble fonctionne bien (banques, autres partenaires financiers, conseils, etc.) et des procédures de conciliation également. Pour revenir sur le sujet d’une potentielle charte, l’objet n’est pas de s’y référer pour régler les problèmes des entreprises, mais de disposer d’un cadre notamment au début des discussions, même si bien sûr la flexibilité est nécessaire.
Pierre-Olivier Chotard : J’envisage une année positive mais avec de nombreux défis. Je formule le vœu que les entreprises puissent continuer de bénéficier de toute l’aide que les différents acteurs pourront leur apporter, et le CIRI sera là pour jouer pleinement son office. Nous serons, je pense, confrontés à davantage de cas plus complexes, plus structurels, exigeant la construction de solutions plus durables.
Joanna Rousselet : Il faut de la solidarité et de la cohésion dans ce contexte d’ensemble, notre objectif commun devant être, sans faire prendre de risques nouveaux ou excessifs aux créanciers, de sauver nos entreprises mises en difficulté par cette succession de crises et de facteurs exogènes massifs.
Victor Geneste : Nous anticipons de notre côté la poursuite du mouvement et une augmentation de 50 % des procédures collectives, sans pouvoir cependant avoir une vision plus claire du retour à un cycle normal compte tenu notamment de la guerre en Ukraine. Il faut faire plus confiance aux professionnels du droit. Nul besoin de légiférer à outrance, nous sommes d’ores et déjà capables de restructurer efficacement.
Timothée Gagnepain : Après deux années en dents de scie, où les besoins en restructuration ont été relativement limités (mise en place des PGE, amend and extend), le marché va être animé par le fait que les entreprises font face à une crise de liquidité et de marge entraînant la multiplication des défaillances et restructurations dures. Les principales difficultés pour les entreprises seront le financement et la capacité à prévoir l’évolution du marché dans un contexte post-Covid (inflation, difficultés logistiques, réduction des marges, incertitudes liées à l’Ukraine).
Guillaume Cornu : Pour moi, en 2023, il faudrait tout d’abord espérer la fin de la guerre en Ukraine. Comme indiqué précédemment, au regard de la conjoncture actuelle et des incertitudes qu’elle entraîne, nous devrions assister à une nette accélération du nombre de dossiers de restructuration de taille plus importante ainsi qu’à une augmentation des défaillances d’entreprises. Bien que la prévention soit de plus en plus utilisée en France, il faut continuer de communiquer pour anticiper et traiter en amont les situations délicates. Nous avons un rôle collectif à jouer en la matière et il me semble que l’angle sectoriel peut constituer une bonne approche en matière d’anticipation et de prévention.
«Je pense que l’année va être active notamment avec des dossiers de taille significative. Mon souhait est que le cadre juridique des procédures collectives puisse se stabiliser dans l’attente de la jurisprudence. »